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RHÉTORIQUE

Perspectives

La conjoncture actuelle paraît assez favorable au retour de la rhétorique, puisque, dans trois autres disciplines au moins, la philosophie du langage, l'anthropologie culturelle et la linguistique générale, resurgissent des concepts comme discours, genres, circonstances, moment, dialogue, interaction, émotion, polyphonie, ajustement, convenance, qui dans la réflexion rhétorique traditionnelle furent longtemps le pain et le sel.

La plupart des philosophes actuels l'ignorent encore, et le cas de Michel Meyer – soutenant que la rhétorique, comme art duel de « problématiser » en questions nos objets de pensée et de « négocier la distance entre les sujets » que nous sommes, doit nécessairement renaître quand les idéologies s'effondrent – reste exceptionnel. Pour que la jonction avec la pensée contemporaine ait quelque chance de s'établir, encore faut-il que la rhétorique soit autre chose qu'un fatras d'étiquettes grecques rehaussant le commentaire de texte et se prêtant bien à l'hydre scholastique (« Au vers 4, le mot souligné est-il une synecdoque ou une métonymie ? »). C'est pourquoi il importe de dépasser les esquisses caricaturales ébauchées à la hâte dans les années 1960 et de réécrire l'histoire de la rhétorique de façon complète, approfondie, méditative ; sans idéalisation excessive toutefois ; et sans perdre de vue que, durant son éclipse, le monde a beaucoup changé : roman, image, cinéma, sciences humaines, sociales, cognitives, technologie des communications, marché mondial et géopolitique, une rhétorique pour notre temps ne peut les esquiver ; si une renaissance de la rhétorique renouvelée est envisageable, une simple restauration ne l'est pas.

Quant à sortir la rhétorique de son berceau gréco-latin pour l'étendre au monde entier, la chose ne va pas de soi. Il paraît clair que toutes les civilisations, orales ou lettrées, ont développé des arts de bien dire, poétiques et pragmatiques ; mais aucune n'a allié exactement comme à Athènes les techniques d'écriture, mathématique et littéraire, et les institutions de libre parole. Le bien-dire liturgique des brahmanes dans l'Inde des castes et le bien-dire administratif des mandarins dans la Chine impériale, le bien-dire mémoriel des griots dans l'Afrique des palabres et le bien-dire herméneutique des docteurs de la Loi pour les trois religions du Livre ne sauraient être assimilés sans précaution ; en l'absence d'une « rhétorique comparée » digne de ce nom, qui ne se contente pas d'appliquer à des données ethnographiques quelques concepts occidentaux comme métaphore ou narration, mais qui confronte les conceptions du bien-dire des différentes traditions culturelles appréhendées dans leurs catégories, le caractère universel des concepts rhétoriques qui nous sont familiers reste purement hypothétique.

En linguistique générale, cependant, on commence à voir aboutir les recherches d'une génération pionnière qui connaît les deux traditions et, en toute connaissance de cause, introduit dans la théorie linguistique des principes qui s'inspirent de la rhétorique. C'est le cas pour la grammaire polylectale de Michel Le Guern, qui redéfinit le concept même de langue en admettant que la variation lui est constitutive : deux interlocuteurs peuvent se parler et se comprendre sans employer exactement les mêmes formes, syntaxiques, lexicales ou phoniques (la plupart des gens dit / la plupart des gens disent ; mettre la table / mettre le couvert ; il fait frais avec è ouvert ou é fermé) et sans qu'aucune des deux variantes ou « lectes » ne soit considérée comme une « faute » ni un « écart à la norme ». Les locuteurs cessent donc d'être interchangeables : souvent A, qui dit a, ne pourrait pas dire b, et B, qui dit b, ne pourrait pas dire a ; et pourtant, s'ils[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences en linguistique française à l'université de Provence-Aix-Marseille-I

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