LINDNER RICHARD (1901-1978)
Une lecture de la modernité
Il arrive qu'hommes et femmes se piègent les uns les autres. Plus souvent, ils se provoquent en vain, définitivement solitaires, enfermés dans des espaces qui ne communiquent pas, des espaces parfois peints selon des couleurs différentes. Dans Rear Window (1971, Instituto Valenciano de Arte Moderne), le mâle bloqué dans le bleu ne peut rejoindre la femme qui se déshabille dans le rouge.
Telephone (1966, Staatliches Museum für Kunst und Design, Nürnberg) montre l'homme et la femme se tournant le dos, les lèvres serrées, le téléphone à la main. Dans cet univers, les costumes, les boutons, les chapeaux, les ceintures ont plus de présence que les corps. Hilton Kramer montre l'importance que Lindner attache dans ses dessins préparatoires aux plis des vêtements, aux ganses, aux galons, aux boutonnières, aux cordons. Parfois, l'être humain semble un être de cire, très maquillé, recouvert d'un uniforme métallisé. Il existe alors des analogies entre ce monde et le « cimetière des uniformes et livrées » du Grand Verre de Marcel Duchamp. Lindner, comme Duchamp, voit les mâles fascinés par leur extérieur, mimant la force par leurs uniformes raides.
Les femmes de Lindner ont aussi leurs vêtements. Elles s'en servent pour mettre à nu certaines parties de leur corps, pour multiplier, wagnériennes, les signes de leur force : bottes, éperons, corsets-armures, cravaches. Elles gardent les secrets qui sont leur puissance. « Les femmes ont des secrets [ ... ]. Dans mes peintures, c'est la femme qui est la plus brillante et la plus forte des deux, et c'est aussi celle qui est triste. » La peinture de Lindner manifeste le triomphe mélancolique de la femme.
La peinture de Lindner peut donc être considérée comme une saisie de nos mythes. Ses enfants butés, branchés sur des machines, ses femmes secrètes, ses hommes faibles et raides, ses chiens et ses perroquets nous aident à découvrir nos métamorphoses, à lire notre modernité. Cette modernité se marque aussi dans les couleurs intenses, perpétuellement en lutte entre elles, non hiérarchisées, non harmonisées. Elles doivent agir sur nos affects et non plaire aux yeux : « Pour être un bon peintre (dit Lindner), il faudrait ne pas percevoir la couleur ; car la couleur n'a pas besoin d'être vue, mais d'être ressentie. » En même temps, la mythologie picturale de Lindner multiplie les verticales, les horizontales, les obliques. Elle insiste surtout sur les formes circulaires, comme d'autres peintres l'avaient fait avant lui : Willi Baumeister (1889-1955) et Oskar Schlemmer (1888-1943). Si les cibles sont fréquentes dans les tableaux de Lindner, ce n'est pas seulement pour évoquer les tirs forains. Elles viennent jouer avec d'autres ronds : boules de billard, roues des machines, seins parfaitement circulaires des femmes, têtes rondes des gros enfants, cercles des cerceaux qui délimitent des vides. Figurative, mythologique, la peinture de Lindner est donc simultanément recherche sur les formes géométriques, sur leurs variations, sur les couleurs. Elle répond à des préoccupations qui étaient également celles des peintres qu'il aime : Giotto, Balthus, Fernand Léger. Après le succès remporté par l'exposition organisée à la galerie Cordier-Warren à New York en 1961, les manifestations se succèdent. Citons notamment l'exposition collective Recent painting USA ; The Figure in 1962, au Museum of Modern Art, et celle qui est organisée à la galerie Robert Fraser de Londres en 1962, et qui marque le début d'une reconnaissance internationale. Une première monographie est écrite par le critique Sidney Tillim en 1961. Richard Lindner partage son temps entre ses ateliers de New York et de Paris, jusqu'à sa mort le 16 avril 1978 à New York.
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Écrit par
- Gilbert LASCAULT : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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