RIEN (philosophie)
« Non, rien de rien, non, je ne regrette rien... » : tout le monde, ou presque, connaît la chanson d'Édith Piaf. Quel sort les penseurs doivent-ils réserver au « rien » ? S'agit-il d'un signifiant vide, indicible et impensable, voire d'une puissance de mystification, qui entraîne la philosophie sur un chemin qui ne mène nulle part ? La question se pose dès le début de la philosophie occidentale, quand, dans son Poème, Parménide (500 env.-440 env. av. J.-C.) par la voix de la « déesse Vérité » interdit aux penseurs de se laisser entraîner sur la voie du « non-être ». « Il n'est pas permis ni de dire, ni de penser que c'est à partir de ce qui n'est pas ; car il n'est pas possible de dire ni de penser une façon pour lui de n'être pas. » Le père de l'ontologie occidentale tire admirablement parti des ressources sémantiques et syntaxiques de la langue grecque pour promouvoir une idée de la philosophie et une compréhension de la réalité qui repose sur la transformation du verbe esti (« il y a », « il est possible ») dans le substantif to eon (« l'étant »). Autant cette métamorphose est intellectuellement féconde, autant la transformation symétrique du « ne pas être » en « non-être » serait ruineuse. Pourtant, un siècle à peine après Parménide, celui-ci rencontre son malin génie en la personne du sophiste Gorgias (483 env.-374 env. av. J.-C.), qui, dans son traité Sur le non-étant et la nature, montre que la discrimination fondatrice entre le « est » et le « n'est pas » est moins facile à opérer que ne le suggère Parménide. À l'encontre de ceux qui n'ont voulu considérer là qu'un simple jeu verbal, destiné à cautionner le premier « nihilisme philosophique », Barbara Cassin soutient, dans Si Parménide (1980), que Gorgias lance un défi intellectuel qu'il importe de prendre au sérieux.
À partir de là commencent à se dessiner deux grandes familles d'esprit : d'une part, il y a ceux qui ne jurent que par la positivité de l'être (ou du « réel ») et qui opposent, comme Spinoza ou Bergson, une méfiance totale à l'idée d'une puissance du négatif, qui trouverait son apogée dans le rien. En face, il y a les penseurs qui, emboîtant le pas au Platon du Parménide, font du rien ou du non-être un opérateur fondamental de la pensée, en se demandant, avec Hegel, si le pur être et le pur rien ne reviennent pas au même. Hegel est d'ailleurs le premier philosophe qui ait tenté de comparer la thèse parménidienne d'après laquelle il n'y a que l'être qui soit, tandis que le rien n'est pas du tout, au bouddhisme, dans lequel le rien, le vide, apparaît comme principe absolu. Par le fait même, Hegel demande à tous ceux qui persistent dans l'idée de la différence de l'être et du rien, de se mettre en demeure d'indiquer en quoi elle existe.
Une partie de la difficulté tient au fait que la question du Rien est un problème à entrées multiples : il recouvre en effet la question logico-linguistique de la négation et du vrai opposé au faux, la question existentielle de la négativité, la question métaphysique et ontologique du principe ultime d'intelligibilité et de la compréhension du réel. La manière dont Platon accomplit le « parricide » antiparménidien dans Le Sophiste fraye la voie aux nombreuses « pensées du rien » qui jalonnent l'histoire de la métaphysique occidentale jusqu'à l'époque contemporaine. En effet, « il sera nécessaire, pour nous défendre, d'éprouver la thèse de notre père Parménide, et d'obliger le non-être, sous certaines conditions, à être, et l'être, à son tour, selon quelques modalités, à ne pas être » (Le Sophiste).
Mais ce sont surtout les hypothèses du Parménide, concernant[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jean GREISCH : docteur en philosophie, professeur émérite de la faculté de philosophie de l'Institut catholique de Paris, titulaire de la chaire "Romano Guardini" à l'université Humboldt de Berlin (2009-2012)
Classification