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RITOURNELLE DE LA FAIM (J.-M.-G. Le Clézio)

Un mois après la parution de Ritournelle de la faim (Gallimard, Paris, 2008), J.-M. G. Le Clézio s'est vu attribuer le prix Nobel de littérature 2008 pour l'ensemble de son œuvre. Né à Nice en 1940, d'une famille bretonne émigrée à l'île Maurice, Le Clézio est une figure littéraire aussi célèbre qu'inclassable de notre paysage hexagonal (depuis son premier roman Le Procès-verbal, prix Renaudot 1963). Son œuvre, qui compte actuellement une cinquantaine de romans, de nouvelles et d'essais, déborde largement les frontières habituelles. Au vrai, cet auteur voyageur, dont la langue française semble la seule patrie provisoire, est un écrivain cosmopolite : l'aventure autant que la littérature de ce citoyen du monde ne cessent de dénoncer le malaise, la violence, l'artifice de notre « modèle » technocratique occidental en l'opposant aux civilisations primitives, plus proches de la nature. Après L'Africain (2004), qui s'intéressait à la figure du père, Le Clézio poursuit, à travers la fiction, sa quête autobiographique, en explorant cette fois la vie de sa mère.

« Roman » éclairé par une épigraphe empruntée à Rimbaud, Ritournelle de la faim se compose de deux textes autobiographiques qui encadrent, comme une photographie mise en abyme, le triptyque biographique qui peint sa mère en jeune fille révoltée, emblématique des héros de Le Clézio, toujours en rébellion contre l'ordre d'un monde immonde. Au titre et à l'épigraphe font écho l'ouverture et le finale : la « ritournelle de la faim » désigne ce refrain du malheur lancinant dont l'humanité ne sait se délivrer. Le Clézio amorce et ferme la fable de la jeune fille que fut sa mère par l'évocation de deux souvenirs déterminants, puisés dans son enfance. Les pages liminaires, de haute tenue lyrique, narrent l'expérience que l'auteur, alors âgé de trois ans, fit de la faim, dans les années 1940. Cruel souvenir de « la nourriture des pauvres », pérenne, lié paradoxalement, quand la faim est soudain rassasiée, à une heureuse sensation, un émerveillement, presque une « extase matérielle », pour reprendre le titre de l'un des premiers livres de l'écrivain. C'est dire si la souffrance et la jubilation sensorielle, la quête d'un paradis et la dénonciation de l'enfer, l'illumination et l'illusion se disputent l'œuvre de ce grand témoin moderne. De même, le finale qui clôt le portait de cette jeune fille en guerre contre le monde, traite d'une autre faim, mais plus absolue, existentielle et politique, – celle d'une vraie vie, dans un monde fasciné par la mort et la haine : Le Clézio y relate alors le récit que lui fit sa mère de la première du Boléro de Ravel. Or cette œuvre musicale avec son lancinant refrain, comme une caravane progressant dans le silence du désert, s'achève dans une violence quasi insupportable, et constitue, comme Ritournelle de la faim, une prophétie.

Pris dans l'étau de ces deux souvenirs personnels, le récit de Le Clézio remonte à l'enfance et à l'adolescence de sa mère, Ethel Brun (du vieil anglais « la noble »), qui grandit dans la crise de 1929 puis dans la France pétainiste : un éloge en trois temps, avec précipités et ralentis, que le romancier intitule successivement « La maison mauve », « La chute » et « Le silence ». Le titre du premier volet, « La maison mauve », désigne le rêve de Monsieur Soliman, grand-oncle admiré d'Ethel, et ancien médecin militaire en Afrique, qui désire faire reconstruire une maison en bois, une cabane de « bon sauvage », un paradis naturel élevé contre la grisaille parisienne et la bêtise ordinaire représentée par un voisin nommé « Conard ». La maison mauve symbolise l'altérité solaire à l'intérieur de l'ordre noir qui infecte peu à peu la métropole. Un ordre sournois qui s'en prend aux[...]

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Écrit par

  • : professeur agrégé, docteur en littérature française, écrivain

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