BRESSON ROBERT (1907-1999)
Humiliés, offensés, orgueilleux : le cinématographe ou l'art des sentiments
Du cinéma de Bresson, l'image reçue fait une somme de renoncements et de refus : le modèle annule l'acteur, et son jeu, au bénéfice de l'action, mais anonyme ; la voix blanche supprime toute expressivité du dit, au profit d'un « murmure inépuisable » (Blanchot) ; le récit, construit comme une énigme, perturbe la compréhension des événements (« toujours l'effet avant la cause ») ; les coupes, violentes, achèvent d'ôter toute transparence aux histoires racontées, comme aux motivations de leurs héros. D'où l'image d'un cinéma cérébral, refusant l'anecdote, donc monotone ou artificiel, coupé de la vie par trop de retranchements et de retraits. Ce portrait caricatural fut pourtant relayé jusque par des admirateurs occasionnellement déroutés (tel Jacques Rivette à la sortie du Condamné à mort).
En réalité ce cinéma est un art vibrant, saturé d'affects. Cela restait immédiatement perceptible dans les premiers films : l'histoire des religieuses abritant une meurtrière regorgeait de sensationnel ; la description d'une vengeance amoureuse perverse valait moins par le réalisme (qui, en 1946, pouvait trouver si scandaleux d'épouser une « grue » ?) que par la vibration émotionnelle portée par les deux actrices. Tout l'effort ultérieur de Bresson aura été, non de se débarrasser de la sensation ou de l'émotion, mais de les épurer (qu'on pense à la représentation des suicides et des meurtres), et surtout de les subsumer sous la catégorie, jugée supérieure, du sentiment.
On a souvent noté l'influence profonde qu'a exercée sur Bresson le monde de Dostoïevski. Le crime, l'orgueil qu'il nourrit, la nécessité ultime de l'aveu comme suprême manifestation d'orgueil, sont l'apanage de ces Raskolnikov que sont, aux deux bouts de l'œuvre, Thérèse et Anne-Marie des Anges du péché et Yvon de L'Argent – pour ne rien dire du Pickpocket. L'humiliation, le soupçon portant sur l'homme honnête, le châtiment frappant l'innocent constituent les ressorts les plus profonds de Balthazar et de Mouchette, mais habitent tous les autres films. Les deux adaptations de textes mineurs de l'écrivain russe (Une femme douce, 1969 ; Quatre Nuits d'un rêveur, 1971) sont étrangement moins marquées du sceau dostoïevskien. Bresson s'intéresse à un traitement non sentimental des sentiments, spécialement ceux ressortissant à la cruauté : celle des victimes autant que celle des bourreaux (comme l'a remarqué Jean Louis Schefer à propos de Balthazar). Quant à leur « complexité », c'est un euphémisme : la femme « douce » incarne le paradoxe d'une épouse comblée (y compris sexuellement, comme le film le souligne sans pudibonderie) que le mariage cependant désespère ; Marthe, la jeune femme sauvée du suicide par le « rêveur », s'enfuit dans son propre rêve (l'amour improbable de Jacques).
Si le monde bressonnien est si cruel, c'est pour une raison fondamentale, et même essentielle : il est produit à l'image, voulue littérale, d'un monde dans lequel il n'y a pas d'amour. Comme sa contemporaine Simone Weil, Bresson croit qu'il n'y a pas d'amour sinon l'amour de Dieu ; et donc qu'en l'absence de Dieu il n'y a plus rien à aimer. Le monde de Bresson est celui de la cruauté parce que, comme Léon Bloy, il ne peut s'empêcher de voir l'ici-bas comme une espèce d'enfer. Tous les personnages de Balthazar, sans Dieu, sont hors de l'amour. Au contraire, on remarque les destins parallèles du Pickpocket et d'Yvon dans L'Argent : l'un est sauvé par l'amour, l'autre ne peut l'être que par son repentir final – mais le salut est[...]
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Écrit par
- Jacques AUMONT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales
Classification
Média
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