CREELEY ROBERT (1926-2005)
Pur produit du mouvement littéraire « projectiviste » parti du Black Mountain College dans les années cinquante, Robert Creeley — né à Arlington, dans le Massachusetts — en fut à bien des égards l'instigateur : en effet, on sait désormais que l'impulsion critique et théorique donnée à Olson par ce jeune poète, de seize ans son cadet, fut décisive. Davantage, les divergences s'annoncèrent d'emblée entre ce qui deviendra l'organisation par « champ magnétique » de la poésie d'Olson et le lyrisme plus interne de Creeley. Se plaçant dans le prolongement de l'œuvre de William Carlos Williams, Creeley va donner à l'artifice priorité sur la nature. Les gens, les immeubles, la vie ne sont là que comme matériau de l'art : « they stand to be created », ils attendent qu'on les crée. D'où cette succession de petites notes visuelles que la musique investit de sa subtilité à sinuer et s'insinuer entre les consonnes pour composer un paysage fugace, le temps d'une mesure, dans Beach in Later (1980). Il y a beaucoup de dédicaces dans la poésie de Robert Creeley, à des amis, des femmes, des êtres de rencontre. Les dates sont inscrites, les lieux sont recensés. Mais ce ne sont qu'artifices de convention, car tout est toujours here, ici. Rien ne passe jamais plus loin que le poème. Creeley apparaît ainsi comme un Withman minimaliste, qui n'aurait gardé du transcendantalisme — on trouve de nombreuses références à Emerson dans ses lettres à Olson — que la croyance en la pérennité du mouvement de création, mouvement que le « poète greffier » aurait pour tâche de restituer selon son code. C'est surtout dans les poèmes d'amour que Creeley donne sa mesure. Il y est tendre et grave, le plus souvent. Entre le corps humide, les mots et la terre, d'étranges histoires se développent. Le cycle humain enveloppe les êtres. Le poème marque le suspens de cette roue. Une page pornographique tombée par terre, dans la boue, à côté d'une usine désaffectée, réveille les émois de l'adolescence. Le poète va-t-il se laisser tomber sur cette « épouse terrestre » ? Le lendemain, la page est encore là. Des gamins se sont agglutinés autour d'elle. Il passe. C'est finalement cette discrétion, cette courtoisie vis-à-vis de l'existence exprimée dans la retenue des mots qui nous touche.
Robert Creeley est également l'auteur de nouvelles (Gold Diggers), de romans (The Island) et d'essais (A Quick Graph). Ajoutons qu'il était passé maître dans l'art de lire ses poèmes à une cadence à la fois syncopée et douce, où la violence affleure sous les mots. Jamais, si ce n'est avec Allen Ginsberg, la qualité orale de la poésie américaine n'aura atteint ce degré d'intensité musicale.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Jacques DARRAS : écrivain, professeur de littérature anglo-américaine
Classification
Autres références
-
ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Marc CHÉNETIER , Rachel ERTEL , Yves-Charles GRANDJEAT , Jean-Pierre MARTIN , Pierre-Yves PÉTILLON , Bernard POLI , Claudine RAYNAUD et Jacques ROUBAUD
- 40 118 mots
- 25 médias
...par la multiplicité de ses références autant que par la complexité de ses expériences prosodiques (Roots and Branches, 1964 ; Bending the Bow, 1968) ; Robert Creeley (For Love, 1962 ; Words, 1967 ; Pieces, 1970), le maître du vers oral, du vers libre dit, tel que l'a créé William Carlos Williams ; ...