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MUSIL ROBERT (1880-1942)

Un roman du possible

Sans doute le premier roman de Musil, ses deux pièces de théâtre, ses nouvelles apparaissent-ils comme des œuvres secondaires par rapport au grand roman jamais achevé ; mais ils l'annoncent, et chacun de ces livres (même les modestes Œuvres préposthumes, avec l'admirable récit du Merle [Die Amsel], si révélateur), lié d'une manière ou d'une autre à l'expérience centrale de l'auteur, aide à le mieux comprendre (comme le font plus particulièrement les Journaux [Tagebücher], carnets de travail bien plus que journaux intimes, et les nombreux textes théoriques regroupés sous le titre Essays und Reden, dont un large choix a paru en français en 1984).

Cette expérience centrale, c'est la découverte (attribuée déjà au jeune Törless) que les apparences masquent une réalité plus obscure (plus effrayante ou plus merveilleuse, ou l'un et l'autre à la fois), qu'elles présentent des failles ; que toutes choses, autrement dit, comportent un double sens, sinon davantage. L'écrivain a pour tâche d'opposer infatigablement aux apparences faussement univoques cette réalité équivoque, évasive, fascinante parce qu'évasive. La bipolarité qui caractérisait la nature même de Musil depuis l'enfance ne pouvait que fortifier une telle intuition. Voisinaient en effet en lui, non sans mal, un homme actif, un ingénieur à l'intelligence rigoureuse, passionné de conquêtes techniques, officier discipliné d'ailleurs, et un contemplatif profondément sensible aux élans les plus hardis de cette âme dont l'autre part de lui-même répugnait à prononcer le nom ; deux êtres, deux tendances que Musil devait s'épuiser à vouloir accorder, et dont le contrepoint explique la structure même de L'Homme sans qualités.

Ce livre inachevé de près de deux mille pages, l'un des plus substantiels et des plus ambitieux du xxe siècle, devait voir son plan se modifier fréquemment au cours des longues années de son élaboration, et, d'une certaine manière, finir par se détruire lui-même. Il faut le présenter ici selon le plan auquel Musil s'est tenu le plus longtemps et auquel correspondent encore les pages qu'il en a publiées de son vivant. Selon ce projet, le roman se serait divisé exactement en deux parties, encadrées par une sorte d'introduction et une sorte de conclusion.

La première partie constitue, avec l'introduction, le premier volume, publié en 1930. L'introduction présente le personnage central du roman, Ulrich, l'« homme sans qualités », double de l'auteur en qui se reflètent moins les péripéties de sa vie que l'aventure de son esprit ; « homme sans qualités », ou plutôt, comme l'explique l'auteur, ensemble de « qualités sans homme », dépourvues de centre, de sens et d'emploi, homme sans racines donc, mais disponible, ouvert, fait pour se risquer, hors du monde clos des définitions sans nuances des « hommes à qualités », dans l'infini du possible. Jeune, Ulrich a fait trois tentatives successives pour s'accomplir : dans la carrière des armes, dans le métier d'ingénieur, dans la recherche mathématique. Aucune ne l'a satisfait. Au fond, il n'a qu'un souci : trouver la « voie » ; mais sans renier ni la science, ni même la technique. Mais il est plus aisé de dénoncer ce que la voie n'est pas que de trouver ce qu'elle est. C'est pourquoi Musil est venu à bout de la première partie du roman, et non de la seconde ; car, dans cette première partie, la satire prédomine.

Elle commence en août 1913, au moment où le jeune savant, déçu par ses expériences, rompt avec toute carrière et prend une sorte de congé d'un an pour se retirer de l'action et méditer sur le sens de l'action. C'est à ce moment précis que Musil introduit l'« Action parallèle » qui[...]

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Robert Musil - crédits : Imagno/ Getty Images

Robert Musil

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