ROCHERS DE LETTRÉS. ITINÉRAIRES DE L'ART EN CHINE (exposition)
L'amateur d'art connaît les œuvres splendides produites en Chine pendant des siècles, par le pinceau, qu'il s'agisse de calligraphies ou de peintures, de rouleaux parfois verticaux et suspendus, parfois horizontaux, ou de pièces plus petites. Parfois ces œuvres ne jouent que dans des gammes de noirs et de gris, parfois elles sont au contraire réalisées en couleurs. Mais l'exposition du musée Guimet à Paris (du 28 mars au 25 juin 2012), permise par la générosité des prêts d'une collection privée, a dévoilé l'exceptionnelle beauté des objets qui entourent le lettré, cet intellectuel chinois, dans son cabinet. Le cœur de l'ensemble était constitué par des pierres aux formes étranges, toujours irrégulières, percées de trous, déchiquetées, creusées de rides, de plis, semblant jaillir dans plusieurs directions, vibrant de stries parallèles ou entrecroisées. Ces roches, aux surfaces mates ou d'un poli profond, étaient élancées dans certains cas dans un grand mouvement vertical, dans bien d'autres agitées comme une vague en plein élan, ou repliées sur elles-mêmes.
Pendant la période Ming en particulier, du xive au xviie siècle, on réalise pour ces pierres de petits socles en bois sombre, aux courbes d'une grande élégance, et dont la forme épouse parfois celle de la pierre. Quelques-uns de ces rochers, lorsqu'ils émettent un son de qualité quand on les frappe, peuvent être suspendus à un cadre prévu pour cet usage. Tous ces objets, conservés dans le cabinet du lettré, s'offrent à sa contemplation. La pratique est ancienne, et connue déjà sous les Tang, aux viie et viiie siècles, dans le prolongement des périodes antérieures durant lesquelles ces rochers étaient avant tout dans des jardins ou des pièces d'eau.
Entre microcosme et macrocosme
Les mutations dans lesquelles l'Univers ne cesse d'être l'objet de forces multiples peuvent être observées dans le paysage, et la pensée chinoise ancienne a su évoquer ces jeux de courants d'énergie sur les formes, tout comme le rapport entre les domaines de la vie. Au ve siècle, l'empereur Xiao Wudi, relatant dans un poème son ascension du mont Luo, écrit : « Les brumes rassemblées s'enroulent autour des cavernes où naissent les vents, les eaux accumulées submergent les racines des nuages... » Les termes mêmes – les nuages participant du monde végétal, les eaux se déployant dans le ciel – montrent l'imbrication des domaines du cosmos. Et l'expression « racine de nuage » sera utilisée pour désigner les pierres « étranges ».
Mais ces rochers ne s'inscrivent pas que dans le macrocosme, pas plus qu'ils ne participent de la seule dimension vaste et pleine de l'Univers en mouvement. Ils sont directement reliés au microcosme, d'abord parce que leur contemplation fait oublier leur dimension réelle, et que la vie puissante qui les anime les fait ressembler véritablement à des montagnes, des nuages ou des vagues. Une petite pierre, lorsque ses formes expriment une telle plénitude, dégage une vraie monumentalité. Mais on peut aussi parler ici du rapport entre microcosme et macrocosme parce que l'homme vit intimement un rapport personnel avec les rochers dont il a choisi de s'entourer. Il ne s'agit pas ici de suppositions que l'on peut faire à propos de la pensée des anciens lettrés chinois, mais de ce qu'ils nous ont eux-mêmes transmis. Nombre de ces rochers portent en effet une inscription, une signature et une date.
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Écrit par
- Christian HECK : professeur émérite d’histoire de l’art à l’université de Lille
Classification
Média