Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ROGER BACON (1212/1220-1292)

L'apport principal de Roger Bacon : sa logique et sa philosophie du langage

De toutes les faiblesses de la société chrétienne, c'est, cependant, l'incapacité des jeunes théologiens mendiants à fonder l'exégèse sur une connaissance approfondie des langues qui répugne le plus à Bacon. Il n'a jamais assez de mots pour stigmatiser la « bêtise » et la « frivolité » de ses contemporains en matière de linguistique et de logique. C'est cette hargne polémique qui lui fait composer à intervalles réguliers traités et opuscules logiques (Summulae dialectices, Summa de sophismatibus et distinctionibus, Opus puerorum, De signis), qui restent incontestablement le meilleur et le plus fort de son œuvre de savant.

Marquée par quarante années de polémiques universitaires ou d'antagonismes personnels, placée au carrefour du modisme parisien et du terminisme d'Oxford, la logique baconienne se développe contre toutes les écoles. Sa thèse principale est que les noms sont originairement institués (« imposés ») pour « appeler » des individus et non des formes générales. Bacon rejette la théorie parisienne de la « supposition naturelle », qui interprète l'appellation comme la restriction de la référence omnitemporelle du sujet par le temps verbal du prédicat. Pour lui, l'appellation n'est pas une propriété déterminée par le contexte propositionnel : c'est une propriété originaire. Un nom qui n'« appelle » rien n'a pas de signification ou, s'il en a une, elle est équivoque. La signification va de pair avec la force appellative. Elle n'est pas « donnée » une fois pour toutes. La seconde thèse fondamentale est que le simple ordre des mots ne suffit pas à déterminer automatiquement les relations syntactico-sémantiques entre les termes (l'« inclusion »). Le logicien ne doit pas s'intéresser au seul niveau horizontal de la phrase réalisée (« prononcée »), il doit aussi considérer les relations verticales entre les différents « engendrements » successifs qui, du plan mental au plan verbal, concourent à la production d'un discours (generatio sermonis). La troisième thèse baconienne, qui résulte des deux précédentes, dévoile une dimension pragmatique du langage : rejetant à la fois la notion de détermination contextuelle automatique du sujet par le prédicat et l'hypothèse d'une fixité de la signification des noms garantie par l'« imposition originaire » du « premier instituteur » (Adam), Bacon montre que les contextes propositionnels ne sont que des « incitations » (causes « occasionnelles ») à « ré-imposer » les noms dans le sens suggéré ou impliqué par les différentes situations linguistiques et extralinguistiques proposées au locuteur. De ce fait, chaque locuteur peut et doit être considéré comme le « premier inventeur du langage ». L'imposition originaire des noms recommence chaque fois que deux personnes se parlent. Cet occasionnalisme linguistique, qui fait de chaque locuteur un impositeur, permet de justifier logiquement le thème traditionnel de l'origine « conventionnelle » du langage – tout acte de communication est un pacte linguistique – et de motiver philosophiquement la recherche historique et philologique sur l'évolution des langues – toute langue a une histoire. En dernière analyse, c'est la liberté humaine qui fonde et garantit la rationalité du langage dans le mouvement de ses altérations. Si l'usage a force de loi, c'est uniquement parce qu'il ne réclame que la rationalité de celui à qui l'on s'adresse.

On le voit, c'est dans le domaine de la philosophie du langage que Bacon a le mieux concilié son triple goût pour l'empirisme, la critique et la spéculation. Unique réalisation détaillée du programme esquissé dans l'[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

Classification

Autres références

  • THÉORIE DE L'ARC-EN-CIEL

    • Écrit par
    • 194 mots

    Né à Ilchester (Angleterre) et mort à Oxford, le moine franciscain philosophe et théologien Roger Bacon (vers 1220-1292) appartient à l'école d'Oxford où il fut le disciple de Robert Grosseteste (vers 1175-1253), après avoir été étudiant à Paris. Dans l'Opus maius envoyé...

  • ALCHIMIE

    • Écrit par et
    • 13 642 mots
    • 2 médias
    ...produisent, selon cet auteur, une infinie variété de combinaisons. Le feu, la couleur et le son émettent aussi des radiations. Ces théories furent connues de Roger Bacon. Elles semblent avoir été ignorées d'Albert le Grand. Bacon y fut initié oralement par un adepte inconnu qu'il nomme « le maître des expériences...
  • ANALOGIE

    • Écrit par , et
    • 10 427 mots
    ...hiérarchique, modelée sur la quantité d'être réalisée en chaque étant. Analogie et hiérarchie communiquent dans l'intensité ontologique. Comme le souligne Roger Bacon (Compendium studii theologiae, 1292 env.), métaphysiquement, les genres doivent être prédiqués, d'abord et plus proprement, « des espèces...
  • ASTRONOMIE

    • Écrit par
    • 11 339 mots
    • 20 médias
    ...qui veut en modifier un iota. Cela va stériliser, pour quelques siècles encore, tout progrès scientifique. Il faut cependant citer le moine franciscain Roger Bacon (entre 1212 et 1220-1292), qui relève des imprécisions dans les écrits d'Aristote, introduit les premiers raisonnements mathématiques et recommande...
  • AVICENNE, arabe IBN SĪNĀ (980-1037)

    • Écrit par
    • 8 902 mots
    • 1 média
    Le docteur le plus représentatif en fut sans doute Roger Bacon, au xiiie siècle. Cet « augustinisme avicennisant » obéit à la nécessité de « crever le plafond de l'univers avicennien » (Gilson) pour aller jusqu'à Dieu. Il transfère à Dieu « en personne » les perfections et la fonction illuminative de...
  • Afficher les 8 références