CHARTIER ROGER (1945- )
Texte et culture
Dans ses lignes de force, l'œuvre de Roger Chartier aide à s'interroger sur des notions aussi importantes que celles de texte, d'événement ou de culture. Les littéraires ont longtemps cru savoir ce qu'était un texte, appréhendé à partir de son auteur et de son sens (ou de son défaut de sens). La prise en compte de sa genèse (de ses avant-textes), de son devenir éditorial, de sa réception lui a déjà fait perdre son évidence et son unité, elle l'a démultiplié, en a déployé des virtualités insoupçonnées. L'histoire culturelle situe le texte dans des relations triangulaires où il devient inséparable, d'une part, de l'objet matériel (manuscrit ou imprimé) et de l'usage, d'autre part, de l'image et de la parole. Un texte prend un sens différent selon qu'il est copié à la main, imprimé à quelques exemplaires ou diffusé à des milliers d'exemplaires, composé dans une typographie dense ou aérée, selon qu'il est lu collectivement ou individuellement, proféré à haute voix ou dévoré silencieusement. Le texte change selon les rythmes et les régimes de lecture.
La distinction entre littératures savante et populaire est malmenée par de telles enquêtes. Certaines œuvres appartiennent aux deux cultures : données dans une version complète aux lettrés, elles sont adaptées pour un public moins averti. Les contes de Perrault sont composés par un savant pour les milieux de la Cour ; ils reprennent pourtant une matière folklorique et sont rapidement annexés par la Bibliothèque bleue, ces petits volumes brochés, diffusés dans tout le pays par les colporteurs.
Il faut ajouter que l'opposition du savant et du populaire ne se superpose pas à celle de la consommation individuelle et de la pratique collective. Certaines sociétés littéraires des Lumières instituent des échanges de lectures à haute voix ; les salons aristocratiques apprécient également la lecture de textes, soit classiques, soit récemment parus ou en cours de rédaction. Au contraire, la lecture paysanne à la veillée, qui fait participer les analphabètes à l'espace du livre, tient peut-être du mythe, celui du bon campagnard, entretenu par des transfuges comme Rétif de La Bretonne, ce paysan de Paris. On se souvient de l'analyse faite par Philippe Ariès des tableaux de famille et de la place qu'y prend l'enfant au xviiie siècle. Roger Chartier utilise de même les représentations picturales de l'acte de lire, avec, d'un côté, la lecture patriarcale, mise en scène par Greuze, la communauté se regroupant autour du père chargé de lire la Bible, et de l'autre la lecture solitaire, souvent féminine, volontiers licencieuse, dans la gravure de Baudouin, qui livre le corps aux entraînements coupables de l'imaginaire.
Les deux tournants de cette histoire semblent être celui qui fait passer de la lecture-profération ou récitation à la lecture silencieuse, intériorisée, et celui qui remplace la pratique intensive d'un livre rare et sacralisé par la consommation extensive de livres banalisés comme objets courants. Pour s'effectuer, pareilles modifications exigent des décennies, voire des siècles. La question de l'événement par rapport au long terme, qui rejoint celle du cas individuel par rapport à la norme sérielle, est particulièrement illustrée par le travail conduit sur la Révolution. S'il est un événement qui a été présenté comme la rupture par excellence, c'est bien 1789. Les révolutionnaires eux-mêmes ont voulu y voir une coupure radicale avec le passé. Mais les tentatives historiographiques pour trouver des origines intellectuelles à la Révolution ont tourné court, car les idées véritablement nouvelles restaient limitées à quelques cercles restreints. Seule une perspective à long terme révèle le mouvement profond de laïcisation et de constitution de l'État moderne qui trouve son[...]
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Écrit par
- Michel DELON : professeur de littérature française à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
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