MARTIN DU GARD ROGER (1881-1958)
L'œuvre, ses registres et ses techniques
Il va de soi que tout n'y est pas également représentatif. L'œuvre dramatique est savoureuse, elle s'inscrit dans la tradition d'un naturalisme assez cru qui se souvient des fabliaux, mais elle n'a pas grande portée (Un taciturne va plus loin, mais les préoccupations qu'il éclaire sont marginales dans l'ensemble). C'est sur le roman que l'auteur joue sa vraie partie. Mais Devenir, « mauvais roman de jeunesse », dit-il lui-même, ne nous intéresse qu'en fonction des livres futurs, et parce que ce portrait d'un écrivain raté est, au seuil de l'œuvre, l'aveu d'une vocation et une sorte d'exorcisme. Les sombres couleurs de Vieille France appartiennent sans doute à la vision de l'auteur, mais rien n'y dit sa pensée, ses inquiétudes. Par contre, l'admirable Confidence africaine appartient, comme La Baignade (récit non moins admirable qui s'insère dans les Souvenirs du colonel de Maumort), et comme le récit inséré dans la Sorellina, à la veine de ces œuvres courtes, aérolithiques, que l'on pourrait croire d'un autre écrivain (et l'auteur les attribue parfois à l'un de ses personnages), parce que l'affleurement de la confidence s'y fait plus sensible. Ce sont pourtant là des hors-d'œuvre, l'ambition de Martin du Gard étant évidemment d'associer éléments internes et éléments externes dans l'architecture la plus complète, la plus complexe, et aussi la plus claire.
De cette ambition, Les Thibaultsont l'exemple le plus imposant. Mais Jean Barois ne doit pas être oublié. Techniquement, ce roman écrit dans le style du théâtre (entre les dialogues, il n'y a que des raccords descriptifs ou narratifs analogues à des indications de mise en scène) témoigne d'un souci de renouvellement et d'expérimentation formelle ; et la subordination du récit à la scène, de l'intérieur à l'extérieur, la réduction de la perspective au champ du présent situent la recherche sur un plan de modernité. Mais cette technique objective est ici l'expression d'une problématique morale. Le héros rencontre, à l'occasion de l'affaire Dreyfus, le conflit de la religion et de la science, de la raison et de la foi. Discordance trop visible pour n'être pas consciente ; tout se passe comme si l'auteur avait tenté de compenser par l'extériorité de la diction l'intériorité des choses dites ou suggérées. Inversement, les Souvenirs du colonel de Maumort choisissent la première personne, la forme d'une autobiographie fictive, et sans doute le soubassement subjectif de l'œuvre est-il ici plus que partout découvert ; il n'en reste pas moins que le livre devait aussi constituer un tableau de la bourgeoisie française à la fin du xixe siècle, et que l'on y retrouve, mais en sens contraire, une interrogation technique : un contenu objectif peut-il avoir un moyen d'expression subjectif ? Le fait d'engager, au seuil et au terme de son œuvre, de telles expérimentations dans des voies unilatérales prouve que le traditionalisme de Martin du Gard n'a rien à voir avec l'innocence d'une routine. Mais l'expérience de Jean Barois n'a pas été poursuivie ; celle de Maumort n'a pas abouti à une œuvre achevée, parce que le temps a manqué, mais surtout parce qu'une hésitation perpétuelle a pesé sur les modes techniques du livre, comme en témoignent les passages du Journal publiés dans les Souvenirs autobiographiques et littéraires, par exemple (mars 1943) :
« La seule chose que je sache faire à peu près, c'est de mettre le lecteur en prise directe avec la scène que je lui décris ; pour donner vie à mes personnages, il me suffit le plus souvent de les laisser agir et parler... école de Tolstoï,[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Gaëtan PICON : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
Classification
Média
Autres références
-
LES THIBAULT, Roger Martin du Gard - Fiche de lecture
- Écrit par Alain CLERVAL
- 816 mots
- 1 média
Roger Martin du Gard (1881-1958), Prix Nobel de littérature en 1937, souffre aujourd'hui d'une relative désaffection, due sans doute à la situation charnière qu'il occupe entre le xixe et le xxe siècle. Malgré son amitié avec André Gide (1869-1951) et sa participation à La...