MARTIN DU GARD ROGER (1881-1958)
« Les Thibault »
Les Thibault sont conformes à la tradition romanesque du xixe siècle, dont ils sont un tardif prolongement. Il s'agit d'abord de donner au lecteur l'illusion d'une histoire, de personnages, d'un milieu ; et si ces apparences communiquent quelque chose, ce sera la pensée des personnages, la leçon de l'histoire, et non point ce que l'auteur rêve ou conçoit pour son propre compte. Tout est subordonné à cet effet général de présence, de réalité, de vraisemblance. C'est pourquoi Martin du Gard utilise la technique traditionnelle, bien qu'elle soit, à la réflexion, un mélange peu cohérent de la perspective réduite des personnages et de la perspective étendue du narrateur omniscient, parce qu'elle est la plus naturelle et la plus efficace. Se contentant des procédés qui ont fait leur preuve, au moment où le roman cherche de nouveaux moyens parce qu'il ne prétend pas aux même preuves, Les Thibault sont sans originalité technique. C'est qu'en un sens, pour Martin du Gard, ni la technique ni le style n'ont d'importance. (« Je ne connais pas d'écriture plus neutre, et qui se laisse plus complètement oublier », disait Gide.) Procédés d'expression et de narration ne sont bons qu'à laisser passer ; ils doivent montrer, non se montrer.
Mais le livre agit – et cela par des moyens qui se manifestent comme technique vivante, et non point empruntée ou prolongée. Et si son efficacité consiste à faire prendre des apparences pour la réalité elle-même, cet illusionnisme repose avant tout sur le choix du détail significatif. Nulle complaisance descriptive : si parfois les détails se pressent, c'est que chacun a sa valeur. Les Thibault partagent avec un petit nombre de romans le privilège de s'inscrire dans la mémoire, chaque moment ayant retenu le regard comme l'arête d'un objet que dessine la lumière.
Ce don, à vrai dire, relève moins de l'observation que de l'invention. Martin du Gard ne se raconte pas, mais ne raconte pas non plus une série d'événements dont il aurait été le spectateur. C'est lui qui produit événements et types humains. Et son art consiste à créer constamment les détails les plus significatifs et les plus cohérents. Les Thibault sont un grand livre avant tout par une succession de trouvailles qui sont des trouvailles vraies. Trouvailles qui consistent parfois à taire, au lieu de dire. Quelques mots, quelques gestes qui peuvent échapper à un lecteur inattentif suggèrent, par exemple, que les vrais rapports de Jacques et de son père ne se réduisent pas à l'hostilité apparente ; mais l'auteur ne nous en dit pas plus que les personnages n'en savent. D'autre part, l'invention consiste souvent à briser la logique abstraite d'un caractère pour le rendre à l'imprévisibilité de la vie. Où nous attendions Jacques, à la sortie du pénitencier, révolté ou brisé, nous le trouvons silencieux, etc. Il est vrai que, dans le roman, il représente la part du contradictoire. Mais Antoine le raisonnable est fait lui aussi de possibilités contradictoires, et nous ne savons jamais ce qui va monter à la surface sous le choc de l'événement.
Cette vérité vivante serait-elle aussi vivement saisie, à supposer qu'elle ne soit qu'un spectacle auquel le romancier demeurerait extérieur ? Comme tous les grands romans, Les Thibault sont un portrait de leur peintre. « Tout ce que j'ai à dire passe automatiquement dans Les Thibault », confiait-il... Engagement de l'auteur dans l'œuvre, qui a besoin d'un dédoublement (il ne se confond ni avec Jacques ni avec Antoine, mais il donne à chacun une part de lui-même) – et qui est sans doute plus intellectuel, plus philosophique qu'affectif. Car les amours de Jenny et de Jacques, d'Antoine et de Rachel semblent bien vues à distance.[...]
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Écrit par
- Gaëtan PICON : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
Classification
Média
Autres références
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LES THIBAULT, Roger Martin du Gard - Fiche de lecture
- Écrit par Alain CLERVAL
- 816 mots
- 1 média
Roger Martin du Gard (1881-1958), Prix Nobel de littérature en 1937, souffre aujourd'hui d'une relative désaffection, due sans doute à la situation charnière qu'il occupe entre le xixe et le xxe siècle. Malgré son amitié avec André Gide (1869-1951) et sa participation à La...