ROIS ET REINE (A. Desplechin)
Prix Louis-Delluc 2004, Rois et reine confirme le grand talent d'Arnaud Desplechin. On y voit s'affronter une reine et plusieurs rois. La reine, c'est Nora (Emmanuelle Devos), une jeune femme séduisante de trente-cinq ans, directrice d'une galerie d'art parisienne. Quant aux rois, ce sont les personnages masculins qui comptent dans sa vie : Pierre (Joachim Salinger), son compagnon de jeunesse qui s'est suicidé et dont elle a eu un fils, Elias, sans doute le premier des rois ; Louis (Maurice Garrel), son père, atteint d'un cancer en phase terminale ; Ismaël (Mathieu Amalric), avec qui elle a partagé, il y a quelques années, une intense passion ; Jean-Jacques (Olivier Rabourdin), enfin, qui vient de lui proposer de l'épouser.
Riche d'une grande liberté d'inspiration romanesque, à la fois ample (deux heures et demie de projection) et dense, resserré par l'ellipse, le récit de Rois et reine repose sur une structure binaire, rythmée par des ruptures de temps, de lieux et d'action. Deux parties (« Nora » et « Libérations terribles ») suivies d'un épilogue. Deux histoires d'abord distinctes qui se rejoignent au milieu et à la fin du film. L'histoire de Nora suit le parcours d'une jeune femme plongée dans des souvenirs parfois douloureux, à la recherche d'une difficile autonomie, un peu, selon le cinéaste, à la façon des personnages interprétés par Gena Rowlands, dans Une autre femme (Woody Allen) ou Sharon Stone dans Casino (Martin Scorsese). L'histoire d'Ismaël, dans un premier temps interné dans un hôpital psychiatrique, débouche sur un retour à l'équilibre mental. Là encore, deux temps – présent et passé – coexistent, deux univers parfois difficiles à dissocier : normalité et folie, réel et imaginaire. Et deux tons : tragique et burlesque, dont l'alliance se voit très rarement dans le cinéma français. L'histoire de Nora se déroule sous le signe du tragique avec le souvenir du suicide de Pierre dont la jeune femme se sent en partie responsable, et la proximité de la mort de son père. Celle d'Ismaël (qui se plaît parfois à jouer un rôle de bouffon, en particulier dans ses dialogues avec la psychiatre interprétée par Catherine Deneuve) évoque le burlesque au cours des séquences où il est conduit de force par deux infirmiers à l'hôpital de Ville-Evrard et où il procure de la drogue à son ami avocat après s'être emparé de la clé de la pharmacie.
Le déroulement de l'intrigue s'insère dans un réseau de « correspondances » et de références culturelles. À l'ouverture du film, la première apparition de Nora – prénom emprunté à La Maison de poupée d'Ibsen – rappelle celle d'Audrey Hepburn, au premier plan de Diamants sur canapé, de Blake Edwards. Les deux infirmiers qui s'emparent d'Ismaël ont pour nom Prospero et Caliban, en référence directe à Shakespeare. Nora offre à son père, auparavant professeur de grec, une gravure où l'on voit Léda (mère de Clytemnestre et d'Hélène) séduite par Zeus sous l'apparence d'un cygne. À cette gravure répond, dans l'appartement d'Ismaël, le tableau où Héraclès terrasse le taureau crétois, préfigurant la séquence où le musicien est réduit au calme par une camisole de force.
Comme dans La Vie des morts (1991) où un groupe de jeunes gens attendait des nouvelles de Patrick plongé, à vingt ans, dans un coma profond après s'être tiré une balle dans la tête, comme dans La Sentinelle (1992) où Mathias, après avoir découvert une tête réduite dans sa valise, tentait de découvrir l'identité du disparu et de lui rendre justice, le cinéaste met ici en relief, dans le registre du pathétique, le thème de la mort – suicide de Pierre, agonie du père – étroitement uni à celui de la filiation. Dévoré par son cancer,[...]
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Écrit par
- Michel ESTÈVE : docteur ès lettres, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris, critique de cinéma
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