BARTHES ROLAND (1915-1980)
La sémiologie, « un rêve euphorique de la scientificité »
Montrer le déboîtement, la duplicité du mythe par rapport au langage, en révéler les étapes de constitution, les mécanismes, les fonctionnements, en freiner, si possible, l'activité éhontée et superfétatoire, voilà le projet barthien tout tracé. Encore faut-il passer d'analyses plus ou moins impressionnistes à une formalisation plus poussée. À cet égard, « Le Mythe, aujourd'hui », synthèse et condensation théorique des tableautins narquois de Mythologies, pose les premiers jalons et commence à mettre les codes « ventre à l'air ». Mais Barthes, bien vite, va beaucoup plus loin et se propose, tout bonnement, de tenter de construire la sémiologie, « science qui étudierait la vie des signes au sein de la vie sociale » telle que, dès 1910, Saussure l'avait postulée dans son Cours de linguistique générale. C'est ce à quoi s'emploient Système de la mode et surtout Éléments de sémiologie. Barthes, d'emblée, y retourne l'hypothèse saussurienne. Saussure, en effet, pensait que la linguistique proprement dite serait appelée à se fondre dans une science générale des signes. Barthes démontre le contraire : la signification passant toujours par le langage, la sémiologie ne sera qu'une spécification et non une extension de la linguistique : « La sémiologie n'a eu jusqu'ici à traiter que de codes d'intérêt dérisoire, tel le code routier ; dès que l'on passe à des ensembles doués d'une véritable profondeur sociale, on rencontre de nouveau le langage » (la mode, en particulier, n'a de système qu'en tant qu'elle est écrite, c'est-à-dire représentée et appuyée de légendes). Manière de dire, Benveniste le montrera, que le langage, c'est le social même.
Si donc la sémiologie relève de la linguistique, l'affaire devient relativement simple. Il suffit d'emprunter à la linguistique sa rigueur de méthode et ses concepts les plus opératoires (principalement ces couples fondamentaux que sont : langue/parole, signifiant/signifié, syntagme/paradigme, dénotation/connotation), de prendre pour modèle le système langagier avec ses principes spécifiques d'articulation et de combinaison, pour pouvoir dès lors constituer et analyser en système tout champ social important et traiter en sémiotiques particulières les discours littéraire, cinématographique, musical, voire alimentaire ou vestimentaire. Simple compilation linguistique et préparatoire, contestée du reste par certains linguistes, plus suggestive que profonde, Éléments de sémiologie, pour ce qu'il engendre de recherches multiformes toujours actuelles (les travaux de Julia Kristeva pour la littérature ou de Christian Metz pour le cinéma en sont en grande partie issus), demeure quand même un texte clé de notre temps. Il n'en est que plus surprenant de voir Barthes, bien loin de le développer et de le dépasser, l'abdiquer superbement, passer rapidement à tout autre chose (ce qui deviendra une coutume chez lui) et en finir avec ce qu'il appellera « un rêve euphorique de la scientificité » – laissant à d'autres les destinées de la sémiologie comme science.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
Classification
Média
Autres références
-
LE DEGRÉ ZÉRO DE L'ÉCRITURE, Roland Barthes - Fiche de lecture
- Écrit par Guy BELZANE
- 1 257 mots
- 1 média
Publié en 1953 aux éditions du Seuil, Le Degré zéro de l'écriture est le premier livre de Roland Barthes (1915-1980), qui ne s'était fait connaître jusqu'alors que par des articles (en particulier ceux qui seront réunis, en 1957, dans les Mythologies) donnés aux Lettres nouvelles...
-
ROLAND BARTHES (T. Samoyault)
- Écrit par Christine GENIN
- 1 107 mots
Le centenaire de sa naissance, le 12 novembre 1915, permet de redécouvrir Roland Barthes à travers plusieurs colloques, une exposition à la Bibliothèque nationale de France, où son frère a déposé ses archives en 2010, et des publications très variées : de l’Albumoù Éric Marty a réuni...
-
RHÉTORIQUE, notion de
- Écrit par Alain BRUNN
- 1 664 mots
...d'une part, les travaux menés sur l'histoire de la rhétorique par Marc Fumaroli (L'Âge de l'éloquence, 1980) ou par la nouvelle critique de Roland Barthes dès son séminaire de 1964-1965 ont contribué à mettre en valeur son rôle historique déterminant dans l'élaboration d'un certain nombre de... -
AUTOBIOGRAPHIE
- Écrit par Daniel OSTER
- 7 522 mots
- 5 médias
Le même jeu de brouillage des instances énonciatives pratiqué par Aragon dans La Mise à mort (1965) a permis à Roland Barthes de déconstruire dans la forme les codes de l'autobiographie. L'alternance des points de vue, la fragmentation, l'utilisation carnavalesque des langages, la ... -
BOUDINET DANIEL (1945-1990)
- Écrit par Elvire PEREGO
- 542 mots
C'est un Polaroid énigmatique de Daniel Boudinet qui ouvrait l'ouvrage de Roland Barthes sur la photographie, La Chambre claire (1980) : « La photographie – ma photographie –, écrivait Barthes, est sans culture : lorsqu'elle est douloureuse, rien, en elle, ne peut transformer le chagrin...
-
COMME UNE IMAGE (A. Jaoui)
- Écrit par Joël MAGNY
- 1 053 mots
Lolita a vingt ans et se trouve « grosse », « moche », « nulle »… S'il est vrai que, lorsqu'elle essaie une robe dans la cabine d'un magasin, elle ne donne pas l'image filiforme que la publicité renvoie du corps de la femme, là n'est peut-être pas l'essentiel. Avec le même succès public, Agnès Jaoui...
- Afficher les 33 références