BARTHES ROLAND (1915-1980)
Littérature, critique, lecture : vers le « plaisir du texte »
Parallèlement à son entreprise sémiologique, Barthes porte à la littérature une attention continue, une prédilection particulière qui ne se démentira pas (son premier article, daté de 1942, est, significativement, consacré au Journal de Gide). Que ce soit avec Michelet par lui-même, où il se livre, chez cet auteur, à une surprenante analyse des rêveries substantielles, des euphories/dysphories matérielles là où on attendrait une classique étude historique ou idéologique. Avec Sur Racine, où il expérimente sur l'auteur de Phèdre une lecture psychanalytique assez novatrice qui fera grincer des dents aux sorbonnards élevés dans la stricte méthode de Lanson – respect des vraisemblances historiques, biographiques, psychologiques (cet ouvrage lancera une querelle déjà ancienne, mais fameuse, autour de ce qu'on a appelé la « nouvelle critique », dans laquelle Barthes exacerbera les passions et se fera nommément attaquer par un pamphlet de Raymond Picard auquel il répondra par Critique et vérité, merveille d'intelligence et de liberté critiques). Ou encore avec Essais critiques et Nouveaux Essais critiques, où, en des articles devenus canoniques, il parle indifféremment de La Rochefoucauld, de Brecht, de La Bruyère, de Robbe-Grillet, de Loti, de Bataille, de Voltaire, de Proust, de Flaubert, de Queneau, de Tacite, de Fromentin ou de Kafka –, Barthes, ne parlant pas d'un lieu officiel d'énonciation, se souciant peu de traditions commentatives et d'érudition livresque (la littérature, il ne l'enseigne pas), Barthes se veut libre lecteur.
Obéissant apparemment à la recherche sémiologique de Barthes dans son ensemble (à tout prendre, la littérature est, des champs de signification, le plus riche et le mieux organisé : qu'est-ce que la rhétorique sinon l'ensemble des connotations qui font dire à une page, en sus de son message propre : « je suis une page de littérature » ?), le travail de lecture en dirige en fait l'évolution et y opère des déplacements considérables. S'il songe bien pendant un temps, dans l'euphorie de la théorisation, à traiter de la littérature comme d'un système (ce dont témoigne « Introduction à l'analyse structurale des récits » où, sur les traces de Propp et de Brémond, il tente de réduire le récit à une suite de fonctions élémentaires – projet que les premières lignes de S/Z tourneront en dérision), Barthes met vite fin à ce projet et du même coup à une scientificité trop assertive, autoritaire et incompatible avec l'objet littéraire tel qu'il commence à le concevoir. Plus attentif désormais, en effet, aux procès de structuration qu'à la structure elle-même, aux mouvances et aux pluralités du sens qu'à son organisation, il polarise autour de la notion de Texte, comme l'avait fait la notion de signe, l'essentiel de son activité. Ce qui explique l'importante modification que, dans son principe, son objet et son écriture, enregistre son œuvre à la fin des années 1960, sans du reste rien renier d'elle-même.
Que ce soit avec Sade, Fourier, Loyola où il se livre à une magistrale déconstruction/reconstruction des figures de la rhétorique sadienne au gré d'un montage de séquences commentatives ; avec S/Z où il fait éclater en cinq cents lexies (ou unités de lecture) une nouvelle de Balzac dont il réenchaîne les grains aux codes de la narration classique ; et surtout avec Le Plaisir du texte – étonnant recueil de bulles aphoristiques, de petites bouffées de babil – Barthes nous décrit le texte (et non plus l'œuvre), conçu comme un entrelacs de discours et de codes sociaux (son intertextualité), comme tissu de voix (son dialogisme), comme étoilement et migration de sens (son pluriel), comme variation d'impulsions et d'intensités[...]
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Écrit par
- Philippe DULAC : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure
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