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GARY ROMAIN (1914-1980)

Les jeux identitaires

Le rapport de l’écrivain à l'identité s'inscrit donc moins dans une fidélité à l'origine – même s'il n'a jamais renié ses racines juives – que dans une vision prospective de soi où le « je » s'invente à travers une image démultipliée de lui-même. Cette dynamique explique son goût pour le subterfuge et le spectacle (Les Mangeurs d'étoiles, 1966). Les personnages sont souvent inspirés par le désir de jouer avec les masques ou de changer d'identité (Lady L., 1963 ; La Vie devant soi), et l'écrivain se plaît à nouer avec eux une relation d'engendrement réciproque, à vivre à travers eux plusieurs vies pour mieux s'éprouver comme être de fiction. Fondement d'une esthétique picaresque revendiquée (Pour Sganarelle), cette démultiplication de soi lui permet de s'extraire du « royaume du je » et de se construire dans un syncrétisme identitaire en perpétuelle évolution.

La fascination pour l'imposture est poussée jusqu'à la confusion dans son recours aux pseudonymes, qui culmine avec l'épisode Ajar, où le procédé de dédoublement lui donne l'illusion d'être l'auteur d'une nouvelle création de lui-même. « Gary » et « Ajar » signifient en russe « brûle » et « cendre » : faut-il voir là l'image d'un écrivain phénix qui, affecté par l'échec relatif de son œuvre et la hantise du vieillissement (évoqué notamment dans Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, 1975 ; Clair de femme, 1977 ; Les Cerfs-volants), cherche à renaître de ses cendres dans une tonalité d'écriture nouvelle ? « Ajar » est aussi la traduction anglaise de l'adjectif « entrouvert » : dissimuler l'identité, c'est alors accéder au cœur de la conscience.

Symbole d'une pratique romanesque qui concilie l'art de la tromperie et la sincérité du dévoilement, le pseudonyme figure donc au centre d'un paradoxe essentiel : le désir de vouloir se dire tout en s'efforçant de ne pas trop se laisser voir. La voix dissimulée par le jeu de l'artifice s’avère d'autant plus sincère et touchante qu'elle réussit à garder secret le mystère dont elle est porteuse. Repliée dans l'ombre, elle échappe à « cette soudaine et aveuglante visibilité du monde », à une perception trop immédiate du réel qui anéantit l'homme et alimente son angoisse. En ce sens, à travers des fictions qui composent autant de lieux de retrait propices à la préservation de l'intime, Romain Gary s'affirme comme un écrivain de l'anti-transparence.

Répondant au Questionnaire de Marcel Proust, il précise que sa vertu préférée est « la vraie pudeur ». Pour un homme qui n'a cessé d'afficher une virilité de baroudeur, cette pudeur ne constitue pourtant pas un trait de caractère ; elle qualifie plutôt un rapport à l'écriture fondé sur la conviction qu'on ne peut pas toujours tout dire, qu'il faut savoir préférer l'équivoque à l'expression péremptoire des certitudes, et tenter de contenir dans les silences la tentation hégémonique des mots qui enferment le monde dans le carcan d'une essence. Pour Romain Gary, la vérité d'un être se lit aussi dans le sillon de ses mensonges, dans une parole qui a besoin du velours de l'illusion pour se confier sans se livrer au regard de l'autre.

— Nicolas GELAS

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Romain Gary - crédits : Sophie Bassouls/ Sygma/ Getty Images

Romain Gary

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