ROMAN D'ÉDUCATION ou ROMAN D'APPRENTISSAGE
Apprendre à lire le monde
Si l'on en revient au Bildungsroman au sens large, on constate qu'au fur et à mesure de l'évolution du roman, les champs éducatifs s'intériorisent et s'intellectualisent. C'est une éducation du bonheur très concrète que raconte Marivaux dans ses romans. Sous la férule de Vautrin, Rastignac apprend à conquérir la réalité même du pouvoir (l'argent et les femmes n'étant que des moyens d'accès à la puissance). Mais déjà, pour Julien Sorel, il s'agit d'une éducation de la liberté : apparemment à la recherche des mêmes biens que Rastignac, c'est pourtant la qualité de son âme qu'il cherche à éprouver dans cette conquête. Mais surtout, Flaubert, prenant la suite de Cervantès, inaugure de nouveau un type particulier de roman d'éducation, celui où on voit confrontés le livresque et le réel ; de Flaubert à nos jours, la littérature ne cesse de mettre en doute ses pouvoirs, et l'apprentissage de son bon usage est un thème dominant du roman d'éducation. Enfin, avec le roman du xxe siècle, c'est l'éducation de la conscience (de l'intelligence, de la mémoire, de la sensibilité) qui prévaut, parallèlement à celle de la relation lecture-écriture : pour le narrateur de À la recherche du temps perdu, ses conquêtes sont tout intérieures. Quant au Hans Castorp de La Montagne magique de Thomas Mann, ses années d'apprentissage se dérouleront dans le sanatorium du Berghof. Il lui faudra l'inactivité forcée qu'impose la maladie pour découvrir quels liens, au plus profond de l'être humain, se nouent entre Éros et Thanatos.
Il n'est donc nullement abusif de conclure que tout roman raconte une éducation ; d'Homère à Kafka, de Chrétien de Troyes à Proust, des Malheurs de Sophie à Justine, la littérature narrative a toujours été conçue sur ce modèle : épopée du chevalier qui apprend l'héroïsme en combattant licornes et dragons ou épopée de la conscience qui apprend combien problématiques sont ses pouvoirs sur le monde, le genre romanesque a pour thème constitutif la transformation, la modification, l'éducation. « Miroir promené le long d'un chemin » (Stendhal), le roman raconte toujours un itinéraire. Le roman contemporain s'inscrit dans cette continuité : Les Faux-Monnayeurs, Le Voyage au bout de la nuit, Les Chemins de la liberté ou La Modification sont eux aussi tributaires du Bildungsroman. Même les textes des romanciers tout contemporains qui cherchent à se débarrasser du personnage et des conventions fictionnelles restent des textes didactiques puisqu'ils enseignent à comprendre les limites et les pouvoirs du langage et de l'écriture.
Ainsi la fiction apparaît comme le lieu de la prise de conscience : tout roman (G. Deleuze l'a montré à propos de Proust) est une entreprise sémiologique de déchiffrement des signes ; idéalement, le roman propose ainsi un apprentissage de la lecture du monde et de ses ambiguïtés.
Deux genres très proches du roman confirment cette relation entre le thème éducatif et la narration romanesque : d'une part, l'autobiographie, qui fait toujours une large place au récit de l'enfance et de l'adolescence, qui est toujours roman d'une éducation et qui, comme genre, s'est développée parallèlement au roman en subissant son influence (ainsi Enfance, de Nathalie Sarraute) ; d'autre part, le traité pédagogique (Rousseau avait intitulé son Émile : « roman »). La fiction romanesque fournit aux utopies pédagogiques l'espace où elles peuvent prospérer.
On peut se demander si, aujourd'hui, les sciences sociales n'ont pas pris la suite du roman d'éducation. Si le roman se meurt, les ouvrages qui disent comment un être humain peut s'éduquer ou se rééduquer (Bruno Bettelheim, [...]
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Écrit par
- Claude BURGELIN : professeur émérite de littérature française, université Lyon-II
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