ROMAN De Balzac au nouveau roman
De Zola à Proust
Crise du roman
Cette belle confiance dans les destinées du genre paraît se tarir vers 1890. On a alors le sentiment que le roman n'a plus d'avenir, peut-être parce qu'il a un trop beau passé. Le « sol philosophique » sur lequel reposait la création romanesque tend à s'effondrer. Le renouveau du spiritualisme, l'attrait pour la psychologie, l'apparition des valeurs du symbolisme conduisaient à remettre en question une conception qui avait prévalu de Balzac à Zola. Avec les minces ouvrages du Culte du moi, « petits romans idéologiques », « mémoires spirituels », « livrets métaphysiques », Barrès faisait le procès du roman traditionnel et annonçait les mépris futurs de Valéry et de Breton. Comment continuer à écrire des romans quand on affirme avoir plus de goût pour l'absolu que pour le contingent, et quand on rejette dans des Concordances, réduites à peu de chose, les données de la vie commune ? Si Barrès rêvait alors d'un « roman de la métaphysique », c'est que le monde n'était plus un champ où faire affronter les passions, mais l'occasion d'une émotion ou d'une question, une invitation à s'interroger ou à rêver. Et il est frappant qu'en 1894 Valéry lui aussi songeait à un roman philosophique, déclarant, dans une lettre à Gide, qu'il venait de relire Le Discours de la méthode et que c'était bien « le roman moderne comme il pourrait être fait ». La Soirée avec Monsieur Teste était le premier chapitre d'un tel roman : celui d'un héros de l'intellect. Et le Paludes d'André Gide était déjà un antiroman, l'histoire d'une idée, un livre qui contenait en lui « sa propre réfutation » et qui, disait l'auteur, « portait en lui-même de quoi se nier, se supprimer lui-même ». Mais ces courts chefs-d'œuvre des princes de jeunesse n'ont brillé que fugitivement, et pour quelques initiés, dans le ciel littéraire de la dernière décennie du siècle. Barrès allait bien vite en revenir à de pesants romans.
L'évolution de l'idéologie appelait une métamorphose du roman. En même temps, avec les attentats anarchistes, on voyait entrer en scène un type de bachelier qui se souciait moins d'obtenir une bonne position dans le monde que de transformer radicalement la société. Barrès l'avait bien compris dans un article au titre significatif : « Enfin, Balzac a vieilli ! » On voyait à l'homme ambitieux succéder l'homme révolté. De nouveaux caractères allaient-ils enfin paraître dans le roman pour le renouveler ? Ce fut un espoir déçu, en même temps qu'une fausse alerte. Il fallait attendre quarante ans pour que le révolté pût devenir héros de roman, et pour que le public l'acceptât. En 1894, il ne suscitait que la réprobation. Il y avait d'ailleurs un hiatus entre la révolte anarchiste et l'idéologie de la fin du siècle, celle sur laquelle devait s'édifier le chef-d'œuvre de Proust : le héros est celui qui se donne pour mission non de transformer le monde dans le grand embrasement que prophétisait Germinalet que Claudel mettait en œuvre dans La Ville, mais de le comprendre, de déchiffrer les signes de l'art, de l'amour et de la mondanité.
Le roman et les avatars de l'idéologie
La crise du roman, au lendemain du naturalisme, avait consisté dans le refus d'une forme d'art qui reposait sur les bases de la philosophie positive. Mais, à partir de là, on assiste, et jusqu'en 1914, à une sorte d'affaissement dans la capacité d'invention. Les pesanteurs sociologiques ne laissent pas se déployer une littérature romanesque un peu ambitieuse. Valéry, Gide, Proust se taisent, ou parlent dans le désert. C'est l'époque des maîtres officiels – France, Loti, Bourget, Barrès, Rolland – qui exercent une sorte de pontificat.[...]
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Écrit par
- Michel RAIMOND : professeur à l'université de Paris-Sorbonne
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