ROMAN DE LA ROSE
La réflexion critique de Jean de Meun
Jean de Meun, qui traduisit Boèce, Végèce, les épîtres d'Héloïse et Abélard, semble d'abord apporter une consolation philosophique à l'amoureux désespéré. Amplifiant le schéma ébauché par Guillaume, il fait réapparaître ses personnages, leur prêtant de plus longs discours. Dans la mise en scène élargie de cette Psychomachia, la disputatio l'emporte sur la narratio. Cependant, avec l'aide de nouvelles personnifications, comme Faux-Semblant, Nature, Genius, l'allégorie va donner la victoire aux troupes de Vénus et d'Amour. L'assaut épico-burlesque du château prépare un dénouement construit sur une métaphore laborieuse, et un peu trop transparente, de l'acte sexuel.
Malgré l'impression de désordre que donnent les discours (celui de Nature comporte une période de 2 000 vers), l'auteur maîtrise ses digressions. La ligne du discours semble couper les cercles concentriques d'une pensée structurée comme l'univers dont elle parle. La difficulté tient souvent à la contradiction des thèses qui s'affrontent dans une dialectique reflétant la complexité de l'expérience, les conflits d'idées, la diversité des êtres, bref un monde pluraliste.
Le lecteur est frappé par l'audace et le cynisme de certains propos. Ami enseigne les ruses qui permettent de conquérir les femmes ; il donne des conseils ironiques aux maris pour les garder. Faux-Semblant démontre le pouvoir décisif de l'hypocrisie. La Vieille, prenant la défense des femmes et cherchant à les venger, leur révèle toutes les recettes, même les plus frelatées, de la coquetterie. Elle leur apprend à duper les hommes en s'enrichissant à leurs dépens. Elle exalte le plaisir physique et la liberté sexuelle : « Toutes pour tous, et tous pour toutes ! »
Ces idées, qui relèvent de la tradition satirique, donnent à cet enseignement une certaine couleur antisociale. Car c'est à la nature, non à la société, que l'on va demander la raison de l'amour. Encore faut-il bien voir qu'il s'agit d'une nature servante de la divinité, selon une philosophie qui dérive de Platon et d'Aristote par Chalcidius et Alain de Lille. Aux quatre éléments : terre, eau, air, feu, s'oppose la quintessence des corps célestes. Dieu seul a pu créer les espèces. Nature, dans sa forge, ne peut que procréer les individus pour continuer ces espèces, dans une lutte constante contre la mort. De belles, images résument le dynamisme vital qui anime cette nature. Ses merveilles, ses mystères sont l'objet de spéculations parfois très proches de l'alchimie. Mais Jean de Meun raille les superstitions, comme la croyance en la sorcellerie. Exemples et mythes sont empruntés à tous les domaines de la culture : mythologie antique, histoire, Bible, philosophes. Le mythe païen de l'Âge d'or est mis en parallèle avec la Genèse. Pygmalion est opposé à Narcisse : il symbolise une éducation sexuelle plus poussée, plus confiante aussi dans l'initiative humaine, et surtout masculine. Toutefois, le rôle de Vénus, de la volupté féminine, est souligné, en face du désir masculin que représente Amour ou Cupidon.
La thèse générale est qu'il faut ramener l'homme, qui fait un mauvais usage de sa liberté, au devoir de la procréation, fin dernière de l'amour qu'inspire la beauté. On lance l'anathème contre toutes les perversions dont l'amour courtois a pu s'accommoder. On prêche un évangile de la génération. Reprenant l'image du verger et de la fontaine, Jean de Meun en fait un mythe plus nettement religieux. Dans son Paradis, c'est donc la fontaine de vie que l'on découvre, et non une fontaine d'amour et de mort. Ainsi, l'initiation sexuelle conduit non plus à l'intégration sociale, mais à une révélation du mystère divin de la création. Avec des accents qu'on a vite[...]
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Écrit par
- Daniel POIRION : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-Sorbonne
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