ROMAN DE RENART
Une œuvre critique
Certains ont soutenu que le Roman de Renart ne ridiculise pas un idéal, ni ne cherche à atteindre de respectables institutions. En fait, il s'agit d'une œuvre âpre et audacieuse qui, déchirant le voile des outrances chevaleresques, dénonce la ruse, la bêtise, la cupidité, l'égoïsme, la cruauté, la peur, la lâcheté et décrit souvent la revanche des petits sur les grands : l'intelligence de Renart l'emporte sur la force brutale d'Ysengrin et la puissance du lion Noble ; le limaçon Tardif délivre ses compagnons et arrête le goupil (Ia) qui échoue dans ses tentatives contre la mésange, le corbeau Tiécelin, le coq Chantecler (II) et dont le moineau Droïn se venge dans la branche XI. Les animaux triomphent des hommes : Renart réduit en esclavage le vilain Liétart (IX) et devient le suzerain de Bertaut (XVI) au cours d'une scène qui parodie l'hommage chevaleresque ; dans ce monde à l'envers, le lièvre Couard (XVII) transporte sur son dos un pelletier : nous touchons alors à l'absurdité de la fatrasie.
Les conteurs, en réaction contre les excès de la courtoisie, restituent une place importante à la sexualité, témoin les scènes de viol et de mutilation, la richesse du vocabulaire relatif aux organes génitaux et à l'acte sexuel, le goût, chez certains, de l'obscénité et de la grossièreté. Le monde reprend son visage bestial, hypocrite, méchant, que l'humour de certains auteurs ne masque pas. Sans parler de la critique traditionnelle des femmes infidèles et trompeuses – à quelques exceptions près dans un univers romanesque trop complexe pour être réduit à un schéma simpliste – et des « vilains » grossiers, retors, déloyaux, âpres au gain, ignorant le loisir et la largesse, qualifiés de félons et de cuiverts « canailles », ridicules quand ils se servent d'armes nobles, l'on assiste, çà et là, à une remise en question de la société et de la justice féodales, mais surtout à une vive attaque du clergé campagnard qui ne se distingue guère de ses fidèles, vivant avec des concubines, possédant du bétail, épandant le fumier, fabriquant des pièges, passionné de chasse, ignorant, amateur de bonne chère, et des moines noirs et blancs, c'est-à-dire bénédictins et cisterciens, fort riches, paresseux, cupides, hypocrites. Peut-être les conteurs, qui sont des clercs, sont-ils encore plus virulents contre les pratiques et les institutions religieuses : longs offices, funérailles, vêpres, messes, bien qu'il puisse s'agir ici d'exercices de style sur des thèmes chers à la poésie latine de l'époque ; confession, moyen, certes, de rappeler les méfaits du héros, mais aussi sacrement sur l'utilité duquel on s'interroge ; pèlerinages dont on revient plus mauvais qu'au départ ; miracles plus ou moins truqués : dans la meilleure des hypothèses, sur un premier miracle vrai, ou en greffe de faux.
Au total, une œuvre savante de clercs très cultivés qui ont puisé à toutes les sources : littérature latine ancienne et médiévale (fables ésopiques, Disciplina clericalis, Ysengrimus, etc.), littérature française tant épique que courtoise (comme l'atteste la fréquente parodie des motifs, des procédés et des formules des chansons de geste et des romans de Chrétien de Troyes), contes oraux et folklore. Le motif du goupil devenu jaune après être tombé dans la cuve du teinturier (Ib) appartient à la tradition classique d'Ésope, de Phèdre, du Physiologus et des Bestiaires, au folklore le plus répandu (le goupil s'enduit de marmelade, de miel, de crème ou du sang d'un animal), au Pantchatantra (œuvre indienne en langue sanskrite) : un chacal teint en bleu s'arroge la royauté ; mais il est possible que le conteur se soit souvenu de Guillaume Fierebrace qui, dans La Prise d'Orange, pour[...]
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Écrit par
- Jean DUFOURNET : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris
Classification
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