ROMAN Essai de typologie
En apparence, une œuvre romanesque est un discours suivi. En fait, un roman est une forme littéraire construite à partir d'une réalité elle-même structurée, ou du moins que le romancier perçoit comme organisée. Un groupe social, un problème ou un cas psychologique, un événement historique, un fait divers, une biographie peuvent être les matrices d'une œuvre de fiction. Quand cette forme première, génétique, est de nature linéaire, la forme du roman prendra, certes, l'aspect d'une progression continue. Mais la définition du roman par Stendhal – « un miroir promené le long d'un chemin » – implique une certaine conception du récit à laquelle Balzac, en revanche, ne pouvait souscrire : la forme de La Comédie humaineest fondée sur une vaste organisation sociale, considérée par Balzac comme un espace. De même, Zola concevait le roman non pas comme une narration discursive, mais comme une construction imitant l'arbre généalogique des Rougon-Macquart. Et l'exploration de Proust, dans À la recherche du temps perdu, concerne non moins l'espace d'une conscience que le fil du temps.
En outre, les formes romanesques se développent souvent en fonction de modèles qui sont déjà eux-mêmes littéraires, car ils correspondent à certaines pratiques culturelles d'une époque. La forme épique, la narration historique ont servi largement de base au roman : ces deux discours se complètent, s'emboîtent en quelque sorte dans Don Quichotte, où la technique du « récit dans le récit » est très fréquente. Au xviiie siècle, le développement de la correspondance a suscité celui du roman épistolaire, qui compte deux œuvres opposées par le thème, l'esprit, l'écriture : La Nouvelle Héloïse, Les Liaisons dangereuses. Au xxe siècle, deux romans importants (Le Questionnaire de E. von Salomon, L'Inquisitoire de R. Pinget) ont été composés selon le schéma du formulaire d'enquête. Mais toute forme narrative choisie par un romancier lui impose autant de servitudes qu'elle lui permet de liberté d'expression. Pour Thomas Hardy, on ne pouvait concevoir de meilleur mode d'expression que le roman par lettres, mais Tchekhov n'y voyait qu'artifice et contrainte.
En fait, le roman peut utiliser tous les genres de discours, et surtout la plupart des langages d'une société à une époque donnée. Comme l'a montré M. Bakhtine, la structure socioculturelle et idéologique du carnaval transparaît dans les romans de Dostoïevski. L'œuvre de Proust porte l'écho des grandes proses classiques et romantiques. Rabelais, Céline, Günter Grass ont su assimiler et dominer le registre de la parole populaire. Le roman pouvant absorber tous les langages et s'établir sur n'importe quelle structure de la réalité sociale ou psychologique, on l'a volontiers tenu pour un genre impossible à définir sémantiquement et esthétiquement. Et sa multiplicité, sa plasticité formelle suscitèrent maintes tentatives pour classer les romans selon leur sujet, leur thème ou leur ton. Dans la préface de Pierre et Jean, Maupassant a raillé de telles catégorisations, sans valeur dans la mesure où elles sont virtuellement infinies : il y aurait, par exemple, le « roman de la guerre de Sécession », le « roman campagnard », « provincial », « exotique », le « roman de l'individu » par rapport à la « fresque sociale », le « roman psychologique ». De tels classements sont arbitraires. Ils ne rendent pas compte de l'essentiel : le mode de composition de l'œuvre dans ses relations avec tel aspect de la réalité. Il n'est guère plus pertinent, en dépit des apparences, de faire du récit autobiographique une branche particulière du discours romanesque. L'autobiographie pénètre le roman de façon trop profonde et trop diverse pour qu'on[...]
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Écrit par
- Jean CABRIÈS : homme de lettres
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