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ROMAN Essai de typologie

Le fait accompli

« Roman historique » semble être une contradiction dans les termes : est-il possible de concilier la vérité du passé et la liberté de la fiction ? Pourtant, cette contradiction même fait le plaisir du lecteur : il revit le passé au présent, l'assimile au lieu seulement de le connaître, et comprend que les temps actuels sont soutenus et irrigués par des époques en apparence révolues. Dans toutes les littératures et dans leurs périodes de formation, on trouve des chroniques historiques et des histoires où figure l'histoire. Mais le problème de la spécificité et de la mission culturelle et politique du roman historique ne s'est posé qu'en Europe, après les premières atteintes portées à l'ordre monarchique. En effet, dès lors que des hommes ont fait une révolution, on s'aperçoit que le passé aussi fut l'œuvre des hommes et non pas des princes ni de la volonté divine. Comme l'a profondément vu Hegel, l'anachronisme devient nécessaire : on peut actualiser le passé puisqu'il a engendré le présent.

Ainsi, quand la démocratie se forme en Angleterre, le roman vient naturellement, pour ainsi dire, doubler l'histoire : celle du peuple. En outre, le roman historique aura une fonction distincte de celle du drame historique : celui-ci met en scène les grands personnages et leurs règlements de comptes, alors que le roman d'histoire, négligeant les hommes providentiels, retracera l'enchaînement complexe des causes et des effets. Le roman historique dira ce qui se passe entre les actes. En effet, les héros de Walter Scott sont des personnages secondaires, des individus moyens, médiateurs entre le peuple et les grands, entre la vie quotidienne et les événements cruciaux d'une époque choisie pour sa signification exemplaire dans l'histoire de la nation. La psychologie de ces personnages dérive de la spécificité historique de leur temps, qui sera décrit avec tous les moyens réalistes du roman de mœurs. Fenimore Cooper, Tolstoï dans Guerre et Paixreprendront à leur compte l'art de Scott, que Balzac a utilisé et développé pour passer « de la description de l'histoire révolue à la figuration du présent comme histoire » (G. Lukács).

Dans cet âge classique du roman historique, la liaison du passé avec le présent s'opère d'elle-même, sur la lancée de l'esprit révolutionnaire. L'anachronisme est légitimé par l'évidente solidarité des générations dans le temps, la permanence des conflits sociaux et économiques, l'adhésion du romancier au sens d'une histoire conçue comme une aventure pleine d'avenir, dont un peuple est l'acteur.

Mais, à mesure que s'effrite le consensus social et que la bourgeoisie se coupe des courants populaires, l'auteur de roman historique se voit privé de mission politique. Un rideau tombe entre le passé et le présent, l'équilibre entre histoire et roman va se rompre. Dès lors, c'est d'un point de vue à la fois particulier et idéaliste que l'écrivain cherche à maintenir la vocation de totalité et d'universalité qu'avait illustrée le roman historique. Quels que soient leur souci d'exactitude, leur sympathie pour le peuple et leur sens de la démocratie, Victor Hugo (Les Misérables, 1862 ; Quatrevingt-Treize, 1874), Anatole France (Les dieux ont soif, 1912), Heinrich Mann (Henri IV, 1935-1937) écrivent bien plutôt sur l'histoire que sous sa dictée. Le subjectivisme et l'idéologie portent leur ombre sur le roman historique, qui souvent donnera des leçons sur les erreurs du passé, tel le Cinq-Mars (1826) d'Alfred de Vigny.

<em>Les Misérables</em>, V. Hugo - crédits : Géo Dupuis/ musée Victor Hugo, Paris/ AKG Images

Les Misérables, V. Hugo

Heinrich Mann - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Heinrich Mann

En même temps, la résurrection du passé devient évasion ou dépaysement dans le temps, et l'on peut à cet égard rapprocher Les Trois Mousquetaires(1844) de Salammbô(1863). L'histoire devient prétexte.[...]

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Günter Grass - crédits : Gérard Aime/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Günter Grass

<em>Les Misérables</em>, V. Hugo - crédits : Géo Dupuis/ musée Victor Hugo, Paris/ AKG Images

Les Misérables, V. Hugo

Heinrich Mann - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

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