ROMAN Essai de typologie
La vie rêvée
C'est le feuilleton, non point le roman, qui a créé le roman-feuilleton, lui a donné ses lois, ses thèmes, en un mot l'a institué en genre. En effet, lorsque apparurent les grands quotidiens à bon marché dont le prototype fut La Presse d'Émile de Girardin en 1836, ces nouveaux journaux publièrent des feuilletons romanesques, plus susceptibles d'attirer la ferveur des lecteurs que les feuilletons dramatiques, musicaux, etc., des anciennes gazettes. On débite d'abord en tranches des romans déjà écrits, mais bientôt Paul de Kock, Frédéric Soulié et surtout Alexandre Dumas père inaugurent le roman-feuilleton proprement dit, rédigé pour paraître par épisodes, et qui demande vite la collaboration de « nègres ». Dumas, en particulier, met au point une technique, qui tient le lecteur en haleine : la fin de chaque épisode amorce brillamment l'épisode suivant. Plusieurs intrigues courent parallèlement. D'abondants dialogues aèrent le texte.
On comprend que la forme même du feuilleton convient au thème de la poursuite, de la recherche d'une personne ou d'un objet, d'un complot à fomenter ou à dévoiler. Mais, si le feuilleton vit nécessairement au jour le jour, il doit entretenir le besoin d'idéal de son public : à long terme, le méchant est puni, la vertu récompensée. Pourtant, ce manichéisme n'est pas absolument gratuit, du moins chez Eugène Sue, qui, en 1842, avec Les Mystères de Parispubliés dans Le Journal des débats, fait un coup de génie : il dépayse sur place son lecteur en représentant les faubourgs et les bas-fonds de la capitale et en inventant des personnages ambigus qui, tout en étant nobles et purs, fréquentent le monde du crime ou sont contraints d'y vivre.
Sous la pression de ses lecteurs, Sue évoquera de moins en moins les classes dangereuses et de plus en plus les classes laborieuses. Ainsi contribuera-t-il largement à donner au feuilleton un aspect populaire, puis démocratique et socialiste, empreint de la religion de l'humanité. Il n'est donc pas étonnant qu'une fois réprimé l'élan révolutionnaire de 1848, la loi Riancey vienne éliminer de la presse, en 1850, « le subtil poison d'une littérature démoralisante ». C'est la fin du roman-feuilleton.
Pourtant, le roman-feuilleton, mort dans la presse, se perpétue dans le livre. Son esprit, sa structure, ses thèmes renaissent en librairie avec Rocambole de Ponson du Terrail, les romans de Paul Féval, de Xavier de Montépin, de Gustave Aimard, de Michel Zévaco. Toutefois, le roman-feuilleton abandonne de plus en plus le populaire et le populisme pour l'aventure et le sentimentalisme. Il devient le roman à épisodes. De nos jours, c'est à la télévision que le feuilleton remplit le rôle qu'il avait à l'époque de Sue, mais on peut mettre en doute le fait que les feuilletons télévisés comporteraient la même critique sociale que Les Mystères de Paris.
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Écrit par
- Jean CABRIÈS : homme de lettres
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