ROMAN Essai de typologie
Pièces à conviction
La vogue du « roman-document » s'est répandue après la Seconde Guerre mondiale, au lendemain des camps d'extermination et de Hiroshima. Puisque la réalité, démente et horrible, dépassait la fiction, ne suffisait-il pas de livrer au lecteur la réalité elle-même, c'est-à-dire tous les documents et témoignages à travers lesquels cette réalité avait été « photographiée », souvent par les acteurs mêmes du drame ? Le roman-document se présente donc, le plus souvent, comme un dossier constitué par un auteur le plus discret possible, car il se refuse (par impuissance) à juger et feint de recopier les minutes d'un immense procès. Pourtant, ce transcripteur, ce documentaliste reste un romancier : il doit choisir les documents, les disposer selon un certain ordre, qui n'est pas forcément chronologique et qui doit jeter, sur la suite d'événements qu'ils relatent, la lumière d'une certaine « lecture ». La composition du roman-document rejoint souvent le procédé du collage photographique ou du montage de cinéma. La narration suivie, à l'instar du récit de l'historien, qui retrace un lointain passé, sert en quelque sorte de médium au langage des faits. Elle donne aussi à des événements trop présents encore le recul, l'écart permettant au regard d'accommoder. Ainsi l'auteur joue malgré tout un rôle : celui d'un instrument d'optique.
De même, le lecteur du roman-document ne reste pas inactif. Il est conduit à établir le rapport entre les faits, à remplir avec son émotion, son imagination et sa réflexion les intervalles, les lacunes, les mystères qui empêchent les documents de former, à eux seuls, une narration significative et cohérente. Le plaisir et l'intérêt éprouvés à la lecture du roman-document rejoignent ceux qu'éprouvèrent, deux siècles plus tôt, les innombrables lecteurs du roman par lettres : on participe directement au « vécu » de personnages « vrais ».
Par-dessus le soupçon jeté aujourd'hui sur tout narrateur et tout témoin, à travers la terreur muette de la guerre (L'Orchestre rouge de G. Perrault ; Treblinka de J.-F. Steiner, 1966), le désarroi des cas de conscience inextricables (L'Espion de Dieu de P. Joffroy) et l'absurdité des faits divers qui paraissent échapper presque surnaturellement à l'horreur commune (De sang-froid de Truman Capote, 1965), un écrivain et un public peuvent se rencontrer encore dans une création romanesque certes paradoxale : un jeu du mensonge et de la vérité où lecteur et auteur se savent joués eux-mêmes, bien au-delà et bien en deçà du livre. L'histoire, en effet, a mené le jeu.
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Écrit par
- Jean CABRIÈS : homme de lettres
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