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ROMAN Genèse du roman

L'évêque d'Avranches, premier généticien du roman

Et si nous relisions la première théorie comparatiste du genre ? Des romans en vers, et des « poèmes épiques qui, outre qu'ils sont en vers, ont encore des différences essentielles qui les distinguent des romans, quoiqu'ils aient d'ailleurs un très grand rapport », Mgr Huet, l'évêque d'Avranches, distingue au xviie siècle les « histoire feintes d'aventures amoureuses [le fiction de l'anglais], écrites en prose avec art, pour le plaisir et l'instruction des lecteurs ». L'expression « prendre le roman par la queue », qui signifie contradictoirement : « se marier avant de faire l'amour » ou « vivre maritalement avant le mariage », témoigne de ce rôle de l'amour dans le roman d'alors. Ainsi défini, le genre se rattache aux « inventions poétiques et romanesques des Indiens », à Lucien de Samosate le Syrien, aux Fables milésiennes, « narrations lascives et déshonnêtes » du Proche-Orient. L'Ionie les transmit aux Grecs qui les transmirent à Rome. Lucien engendre Apulée : mais aussi Théagène et Chariclée, où le christianisme épure l'amour ; saint Jean Damascène compose Barlaam et Josaphat, qui traite lui aussi de l'amour ; mais c'est celui de Dieu. Mgr Huet n'a pas lu sans rougir le récit « obscène » de Daphnis et Chloé ; il l'a lu, y a décelé l'origine des romans pastoraux de M. d'Urfé. Il dut rougir plus encore en lisant le Satiricon, « véritable roman », comme L'Âne d'or d'Apulée le Numide. Aperçu génétique plausible, même après Orígenes de la novela, au xxe siècle. Le roman n'y est évidemment pas lié à l'« économie de marché ». Mgr Huet observe d'ailleurs que ce genre fut cultivé par des philosophes, des proconsuls, des prêtres, des évêques, des empereurs, un pape (Piccolimini, le futur Pie II), ce qui ne cadre guère avec l'hypothèse sur l'origine marchande des romanciers. Plutôt qu'aux besoins d'argent le roman répondrait au besoin, consubstantiel à l'homme, d'amour et d'aventures.

Dans ses travaux sur les romans grecs et romains, P. Grimal semble plus proche de Huet que de Lukács. Chez lui aussi, les Fables milésiennes engendrent Pétrone, Apulée. Dans L'Amour et Psyché, il déchiffre une aventure de « l'homme en son destin individuel », qui serait l'amour. Comme Huet, il tient que le roman d'amour était inconcevable en Grèce, à cause du gynécée, et suggère qu'il ne peut naître que « dans une société menacée de désintégration, où soudain l'individu acquiert une valeur accordée jusque-là aux impératifs du groupe ». Bien éloigné de voir dans les romans grecs, avec Rohde, une fabrication des rhéteurs, il l'interprète, à la manière de Huet, comme une résultante de la tradition des conteurs populaires, contaminée par la prose des historiens grecs. Le roman serait partout dans la littérature grecque : dans L'Odyssée, dans les Histoires d'Hérodote, dans les coulisses de la comédie et de la tragédie. « Confluent de tous les genres », il libérait l'esprit des formes fixes, ou figées, les cœurs, de la contrainte qu'ils subissaient au gynécée. Il est œuvre de vérité. Zola n'y a rien compris ; parlent-ils de l'Égypte, de la Perse, les romanciers grecs confirment les historiens de jadis, ceux d'aujourd'hui ; les aventures y sont bien moins conventionnelles qu'il ne semble (tempêtes, pirates, enlèvements, reconnaissances étaient alors le destin quotidien, comme chez nous l'accident d'auto).

Mgr Huet explique aussi pourquoi les grandes invasions portèrent au roman un coup fatal ; après les récits véridiques, on en revint aux histoires fabuleuses : « On n'en pouvait[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV

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Le <it>Roman de la Rose</it> - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

Le Roman de la Rose

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