ROMAN Genèse du roman
Peut-on conclure ?
Faute en littérature de généralistes, toutes les synthèses élaborées jusqu'ici sur le roman furent faussées par l'européocentrisme. On ne raisonne guère que sur le roman européen ; et encore : à l'époque moderne ou contemporaine. Ce que faisant, on s'interdit de définir la genèse du roman. Alors qu'entre le xvie et le xixe siècle la Chine et l'Europe occidentale fournissent quelques arguments à ceux qui associent l'apparition du genre à la naissance d'une bourgeoisie, toute excursion hors de ces domaines remet tout en question.
Si protéiforme, le roman, que chacun le définit à sa guise. Pour G. Lorris, « la forme est l'essentiel. Le sujet n'est que le prétexte. » Pour Watt, le roman français – surtout de Mme de La Fayette à Laclos – est « étranger à la principale tradition romanesque » : « trop bien écrit pour être authentique ». Selon P. Gadenne, le roman met en forme « la totalité de l'expérience » ; selon J. Debû-Bridel, il « embrasse tout l'humain » ; selon L. Bopp, les thèmes du roman sont en nombre illimité (tous les sujets scientifiques et jusqu'à la mathématique devraient y être employés). Oui, mais Gide voulait épurer le roman de tout ce qui n'est pas son propre. Balzac lui paraît encombré d'impedimenta. C'était confondre le matériau et l'usage qu'on en fait. Tout peut servir le romancier et lui servir. Encore faut-il que ce tout soit assimilé par l'écrivain et, du coup, assimilable par le lecteur. À partir de La Comédie humaine, on a pu faire des cours de droit civil français. Balzac en était imprégné. Gide sans doute y répugne ; voilà tout. Convenons que celui-là plaquait souvent des pages superfétatoires qu'il qualifiait, très consciemment, de « digression ». Ces mêmes pages, en d'autres lieux, où elles ne seraient plus digressives, pourraient former un tissu romanesque. C'est ainsi que, dans Le Contrat de mariage, tout est parfait qui traite minutieusement des affaires de droit privé. Me Mathias, le notaire à l'ancienne, et le jeune loup Solonet, notaire à la page, ne nous ennuient jamais quand ils disputent des clauses piégées. Jusqu'au détail de leur costume, tout est nécessaire, et donc beau. On saute en revanche par-dessus le portrait si convenu de Nathalie ; on juge un peu longuettes les lettres de la conclusion ; et l'on se passerait fort bien de quelques phrases racistes sur le caractère des créoles, sur le juif Elie Magus, et sur les nègres « perfides ».
Finalement, c'est Grimal qui a raison de voir le roman au confluent de tous les genres. Parfois le romanesque succède à l'épopée (Europe médiévale), parfois il la précède (Japon), parfois il en tient lieu (Chine) ; parfois c'est avec l'histoire contemporaine qu'il s'acoquine, parfois avec l'histoire ancienne, et devient, « selon les cas, du roman historique ou de l'histoire romancée ». R. Fernandez disait également bien : « Un homme nous raconte sa vie intérieure : il fait de l'autobiographie ; il imagine un personnage qui nous raconte sa vie intérieure : il fait du roman. » Et H. G. Wells : « Qui lirait un roman si on nous permettait d'écrire une biographie et de tout dire ? » C'est pourquoi l'on passe insensiblement de l'autobiographie au roman : en Europe, quantité de gens écrivent au xviiie siècle de pseudo ou de véritables Mémoires qui cachent mal des romans.
Lorsque Stendhal sous-titre « Chronique » Le Rouge et le Noir, cependant que Wou-King-tseu intitule Chronique indiscrète des mandarins un roman non moins proche de la réalité historique que celui de l'écrivain français, ne voyons-nous pas deux hommes qui ne se connaissaient point, et qui appartenaient à deux aires culturelles fort[...]
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Écrit par
- ETIEMBLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV
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