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ROMAN GRAPHIQUE

Le « roman graphique » – traduction de l’américain graphicnovel –ne marque pas seulement une nouvelle conception de la bande dessinée : c’est aussi, au niveau lexical, une création plutôt heureuse et qui fut essentielle dans la légitimation culturelle, aux États-Unis puis dans le reste du monde, d’un mode d’expression souvent méprisé par les milieux intellectuels. En France, beaucoup pensaient que la bande dessinée était par nature vouée à l’insignifiance, et diverses tentatives avaient échoué pour lui attribuer un nom plus pertinent, et plus susceptible de lui conférer une certaine dignité. Le terme de « roman graphique » constitue donc aussi une victoire lexicale.

Un art mal aimé

L’expression « bande dessinée » date des années 1930 (sa première apparition connue dans la presse date du 1er juin 1938, dans le quotidien socialiste Le Populaire). À l’étranger aussi, la bande dessinée est nommée de façon inadéquate, et souvent dépréciative : comics aux États-Unis (car les bandes dessinées y furent longtemps à caractère purement humoristique) ; fumettien Italie (par allusion aux phylactères sortant de la bouche des personnages) ; historietaen Espagne et en Argentine ; manga(c’est-à-dire, étymologiquement, « images dérisoires ») au Japon, d’où le mot gagna la Corée (manhwa) et la Chine (manhua).

Quand, au cours des années 1960, se constitue en France la première génération de chercheurs sur la bande dessinée, il est symptomatique que ceux-ci évitent de nommer ainsi l’objet de leur étude. Dans le numéro de mars 1964 de Lettres et médecins, supplément littéraire mensuel de La Vie médicale, Claude Beylie baptise la bande dessinée « neuvième art ». En novembre de la même année sont fondées deux associations rivales, le Centre d’études des littératures d’expression graphique (CELEG), présidé par Francis Lacassin, et la Société civile d’études et de recherches des littératures dessinées (Socerlid), dont les animateurs sont Pierre Couperie et Claude Moliterni.

Avec le développement en France, dans les années 1970, d’une bande dessinée destinée spécifiquement à des adultes, le problème lexical posé par une expression liée à un lectorat enfantin se pose avec une acuité renouvelée. Dans le premier numéro (février 1978) d’(À suivre), Jean-Paul Mougin, son rédacteur en chef, définit la revue comme « l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature ». Les œuvres les plus remarquables qui y sont publiées, notamment celles de Hugo Pratt, de Jacques Tardi ou de Didier Comès, sont ensuite reprises dans une collection d’albums intitulée « Les romans (À suivre) ». Leurs points communs sont leur longueur, leurs abondantes références culturelles, et un dessin en noir et blanc. Il n’est pas douteux que le prototype de ces récits soit La Ballade de la mer salée de Pratt, que Casterman avait publié en album en 1975. Cette première aventure de Corto Maltese, longue de cent soixante-trois planches, avait séduit les responsables de la maison d’édition, certains pensant même qu’il fallait faire évoluer la bande dessinée dans cette seule direction – l’un des grands récits publiés par (À suivre), Ici Même, de Tardi et Forest, comporte d’ailleurs lui aussi cent soixante-trois planches ! Quant à Pratt, il était partisan de l’expression « littérature dessinée », qui lui était devenue familière grâce à l’intellectuel argentin Óscar Masotta, directeur en 1968-1969 de la revue LiteraturaDibujada. Cette appellation aura toujours sa préférence.

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