ROMAN GRAPHIQUE
Un genre attrape-tout ?
L’engouement pour les romans graphiques et l’intérêt que leur portèrent des médias qui avaient longtemps dédaigné la bande dessinée incitèrent les éditeurs traditionnels à leur faire une place dans leur catalogue, si bien que le genre est désormais totalement banalisé. Le roman graphique semble particulièrement convenir à l’autobiographie, genre dans lequel ses réussites sont les plus nombreuses : on peut mentionner Le Journal de mon père(1994), de Jirō Taniguchi, réflexion sur les mystères de l’enfance ; Blankets, de Craig Thompson (2003), où l’auteur raconte sonadolescence dans une petite ville conservatrice du Wisconsin ; Les Mauvaises Gens (2005), relation par Étienne Davodeau de l’histoire de sa famille engagée dans le combat syndical ; Fun Home (2006) de l’Américaine Alison Bechdel, récit de ses angoisses d’adolescente quant à son orientation sexuelle ;Trop n’est pas assez (2009), où l’Autrichienne Ulli Lust se souvient de son périlleux voyage en auto-stop, de Vienne à la Sicile ; L’Arabe du futur(2014), témoignage de Riad Sattouf sur son enfance au Moyen-Orient ; Nous avons fait de notre mieux (2017), de Thi Bui, sur une famille vietnamienne exilée aux États-Unis. Le roman graphique excelle aussi dans le reportage : Palestine (1993), de l’Américain Joe Sacco ; Chroniques de Jérusalem (2011), du Québécois Guy Delisle ; Guantánamo Kid (2018), d’Alexandre Franc et Jérôme Tubiana.
Le roman graphique a progressivement gagné tous les genres, comme la fiction, avec Blast (2009), de Manu Larcenet, histoire en quelque huit cents planches sur un écrivain devenu clochard et soupçonné de meurtre, ou Moi, ce que j’aime, c’est les monstres (2017), de l’Américaine Emil Ferris, dont le personnage central est une petite fille qui voudrait être un loup-garou, et qui enquête sur le suicide d’une voisine. L’anticipation est également bien représentée, comme avec La Terre des fils (2016), récit postapocalyptique de l’Italien Gipi, ou avec Ballade pour un bébé robot (2018), une rébellion d’humanoïdes dessinée par Edmond Baudoin sur un scénario du mathématicien Cédric Villani. Les biographies et adaptations littéraires surabondent, mais sont moins caractéristiques du roman graphique.
L’immense mérite du roman graphique a été de permettre à la bande dessinée d’échapper aux contraintes éditoriales de forme et de fond, en lui offrant d’aborder tous les thèmes avec une grande souplesse. Il est clair cependant qu’il ne saurait représenter une « bande dessinée de qualité supérieure ». Dans son genre majeur, l’autobiographie, il est souvent menacé par le nombrilisme et, sur le plan graphique, il autorise une pauvreté – voire des maladresses – qu’un éditeur n’accepterait pas dans des planches en couleurs conçues pour un album de grand format.
Le roman graphique a fini par connaître une extension qui a conduit à l’affaiblissement de son identité. Il recouvre désormais des œuvres extrêmement diverses, qui n’ont pour point commun que de ne pas se présenter sous des formes canoniques, comme celles du comic book aux États-Unis ou de l’album cartonné en couleurs en France. Cela a permis de rattacher a posteriori au roman graphique des œuvres très diverses, dont la singularité était souvent signalée en couverture ou en page de titre : par exemple, les « romans cinématiques » de la Bonne Presse, illustrés de 1920 à 1935 par Eugène Damblans ; le « roman animé » de Marcel Arnac Mémoires de monsieur Coupandouille(1931) ; la « parabole en images » de James Thurber La Dernière Fleur (1939, conte pacifiste traduit par Albert Camus en 1952) ; les « romans hypergraphiques » ou « métagraphiques » du poète Isidore Isou, comme Les Journaux des dieux (1950). Plus près de nous, l’écrivain haïtien et académicien français Dany[...]
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Écrit par
- Dominique PETITFAUX : historien de la bande dessinée
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