ROMAN Le personnage de roman
La querelle du personnage
Représenté dans Les Faux-Monnayeurspar le romancier Édouard, Gide déclare « plier bagage » dès qu'il s'agit d'affecter à un personnage un état civil, de le vêtir, de le doter en un mot de signes distinctifs. Cette profession de foi faisait écho, exactement à la même époque (1925), à une conférence de Virginia Woolf, où celle-ci avait taillé en pièces cette déclaration d'Arnold Bennett : « La base d'un bon roman, c'est la création d'un personnage, et rien d'autre. » Pour Bennett, comme pour J. Galsworthy, l'art du roman consistait à nantir un personnage d'un statut social et psychologique bien déterminé. Pour Virginia Woolf (comme pour Joyce), cette « détermination » était un leurre : la réalité, la vérité d'un individu ne relevaient ni de sa situation dans la société, ni de son caractère, mais des « myriades d'impressions », toujours fugaces, toujours imprévisibles, qui traversaient sa conscience.Exprimer un personnage, c'était traduire ce qu'il avait de marginal et d'impondérable. Pour défendre cette conception nouvelle du « héros de roman », Virginia Woolf recourait à un argument sociologique : en 1925, la société anglaise n'était plus celle de la reine Victoria, encore moins celle de Dickens ; les relations entre les classes étaient devenues plus souples, plus familières, en sorte que nul individu n'était désormais un type. Virginia Woolf se trompait dans une certaine mesure, mais l'essentiel est d'observer qu'en refusant tout « cliché photographique » et en s'appliquant au contraire à exprimer, chez un personnage, « le spasmodique et le manqué », elle suivait la voie de Flaubert, de Henry James, de Joseph Conrad : un romancier authentique s'attache à traduire des aspects nouveaux, encore invisibles, de la personne humaine. Il refuse l'évident, comme l'avait fait d'ailleurs Balzac, qui avait littéralement révélé l'existence des Nucingen ou des Vautrin. En 1715, l'abbé d'Aubignac s'indignait de voir des romanciers construire des personnages si parfaits, si cohérents qu'ils ne correspondaient à aucune réalité humaine. De Cervantès à Kafka, le roman-vérité s'est toujours opposé au mensonge romanesque.
Mais en excluant le figuratif, et même le significatif, les grands romanciers occidentaux des années 1920 ouvrirent une querelle du personnage qui devait atteindre son plus haut degré d'intensité en France, au cours des années 1950. Si antibalzaciens qu'avaient pu être Flaubert, James, Dostoïevski, Conrad, ces romanciers avaient néanmoins tracé des figures pourvues d'une destinée, accablées de souffrances claires et distinctes, et surtout ayant un caractère, une personnalité. Placés à côté de ceux de Balzac ou de Dickens, de tels personnages composaient un musée imaginaire de la personne humaine. En s'attachant à exprimer de simples consciences en perpétuel mouvement d'introversion, en présentant au lecteur des personnages n'ayant pas de « but dans la vie », les auteurs d'Ulysse ou du Temps perdu suscitèrent chez maints critiques, professeurs ou écrivains une nostalgie du Personnage qui est en fait un signe important de la crise d'une civilisation. Par référence à Dostoïevski, par exemple, on s'alarma de voir Joyce fragmenter et désarticuler la personne. Gide lui-même, après avoir lu Manhattan Transfer, devait se déclarer incapable de s'intéresser aux « personnages pulvérulents » de Dos Passos, alors que le romancier américain avait seulement traduit la mise en pièces de l'individu par la civilisation urbaine et industrielle. Or, les personnages des Faux-Monnayeurs, représentatifs du Paris intellectuel et bourgeois de 1925, étaient eux aussi des parcelles d'humanité[...]
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Écrit par
- Michel ZÉRAFFA : maître de recherche au C.N.R.S., écrivain
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