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ROMAN Le roman français contemporain

Au tournant des années 1970-1980, le roman français a vécu une profonde mutation esthétique. Après deux décennies dominées par les explorations formelles des dernières avant-gardes, la hantise de l'écrivain était de n'avoir plus d'autre horizon que l'innovation pratiquée pour elle-même, variation à l'infini de fonctionnements textuels désormais trop bien connus et déjà poussés à leur plus extrême radicalité. Comment écrire après Beckett, Blanchot ou Des Forêts ? Comment échapper au vertigineux creusement de l'écriture qui fut le leur ? Se levaient alors la menace de l’épuisement de la littérature et celle d’une certaine illisibilité, au risque d’un divorce de plus en plus consommé avec les préoccupations du lectorat. La littérature ne saurait se satisfaire de n'avoir trop longtemps d'autre objet qu'elle-même.

D'autant qu'en cette fin des années 1970, le monde se fait plus âpre. Les crises pétrolières sonnent la fin des Trente Glorieuses ; l'industrie, en se restructurant, laisse des pans entiers de la population dans l'incertitude des lendemains. Les anciennes sociabilités se défont. Les repères idéologiques sont mis à mal... De sourdes angoisses altèrent le rapport au monde et cherchent dans le champ culturel un possible lieu d'expression. Affrontée à la double exigence d'échapper à l'enfermement solipsiste et de répondre à la pression contextuelle, la littérature narrative reconsidère ses principaux enjeux et transforme ses pratiques. Dans le même temps se déploie à la faveur des mouvements postcoloniaux une très riche production francophone. Soucieuse de se fonder et de se développer sur des fonds culturels propres et contre le classicisme d’une certaine littérature coloniale, la création des pays francophones n’affronte cependant pas les mêmes questions que la littérature « hexagonale » et paraît moins concernée par le dépassement de l’héritage formaliste, même s’il est bien évident que nombre d’échanges et de porosités existent entre celle-ci, que l’on dit à tort repliée sur elle-même, et des littératures francophones bien moins marginales qu’on a trop souvent voulu le croire. Aussi les élans et problématiques francophones méritent-il d’être amplement envisagés pour eux-mêmes et traités par ailleurs dans toute leur diversité.

Dans le champ littéraire français, l'écriture, que Roland Barthes avait déclarée « intransitive », se redonne des objets, traite à nouveau de l'homme et du lien social, lui retrouve une « histoire » et renoue avec le récit, voire avec le plaisir narratif. Mais les écrivains n'abandonnent pas pour autant la lucidité critique que leur ont léguée deux décennies d'extrême exigence envers le texte. Ils ont de plus en plus conscience de recevoir une langue usée, des formes installées, un héritage d'esthétiques et de pensées dont la justesse et l'efficacité se sont émoussées, amenant critiques et contestations : aussi leur est-il difficile de retrouver un rapport innocent à l'art d'écrire. Et ce n'est pas sans scrupule que les romanciers contemporains, venus après l'« ère du soupçon » (Nathalie Sarraute), se saisissent désormais de tels objets. Ces scrupules déterminent largement les romans de ces dernières décennies, qui ne renouent avec ces anciens objets de la littérature qu'en pratiquant sur celle-ci un aggiornamento sévère. On ne saurait retrouver pour écrire le sujet les anciennes espèces de l'autobiographie ni du roman psychologique, pas plus que le roman historique ne suffit aujourd'hui à dire l'Histoire ; ni le roman réaliste, le réel... Il y faut d'autres formes, que les romanciers s'emploient à inventer. Sinon que celles-ci ne sont plus cherchées pour elles-mêmes ni en vertu de l'injonction d'avoir à innover,[...]

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Écrit par

  • : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France

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Serge Doubrovsky - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Serge Doubrovsky

Pierre Bergounioux - crédits : Sophie Bassouls/ Sygma/ Getty Images

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Pierre Michon

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