PICARESQUE ROMAN
Le modèle picaresque
Quarante-cinq ans séparent la Vie de Lazarillo de Tormes de la Vie de Guzman d'Alfarache de M. Alemán, ouvrages de fondation où se définit dans toute sa profondeur le modèle picaresque. Ce modèle consiste à instituer la fiction d'un personnage qui, né dans une abjection insurmontable, s'exerce à mettre en question, à travers le récit de ses expériences, le code moral et social qui lui interdit, en raison de son infamie originelle, d'affirmer sa dignité radicale, fondée non sur le lignage, mais (pour le meilleur ou pour le pire) sur l'humaine condition : le pícaro oppose à la hiérarchie temporelle le principe d'une égalité transcendante propre à lui assurer l'espoir d'un salut dont, malgré sa bassesse, il est capable.
Sous son allure facétieuse, la Vie de Lazarillo de Tormes proclame la négation des valeurs temporelles de l'époque : l'honneur, qui incite l'homme à se dépasser dans l'exploit, n'est aux yeux de Lazare que soif de vaine gloire, mensonge au même titre que l'aumône sans charité ou la prêtrise sans vertu. C'est pourquoi le pícaro, né sans honneur, n'est pas prêt de lui sacrifier son aisance à grand-peine acquise : il s'estime parvenu « au comble de toute bonne fortune » parce qu'il a obtenu la charge, alors infamante, de crieur public et qu'il vit des bontés d'un archiprêtre qui l'a marié à sa concubine. Cocu content et qui veut l'être, il estime « s'être joint aux gens de bien » et décide de rester sourd aux propos malveillants qui courent sur son ménage. « Or tout se fait, dit-il, par même compas... »
La Vie de Lazarillo se fonde sur une éthique implicite que Guzman d'Alfarache développe en même temps qu'il inscrit la condition picaresque dans une théologie, ce qu'accuse la forme même du livre où les aventures donnent lieu à de longues digressions morales et religieuses : le pícaro, en effet, est censé écrire aux galères l'histoire de sa vie, après repentance et à des fins exemplaires. Il y découvre, à la suite de Lazare, que la morale de l'honneur n'est qu'un masque sous lequel on peut voler ou mentir, et de surcroît un inutile fardeau. Sa réflexion l'amène à discuter l'antinomie du déterminisme et de la liberté. Tient-il de sa naissance infâme sa propension à méfaire, son endurcissement dans le péché ? S'il ne retient que l'inertie mécanique qui le porte de vol en vol (et de frustration en frustration – car bien mal acquis ne profite jamais), la problématique picaresque s'abolit. Elle n'existe que parce que le pícaro oppose sans cesse à sa tare originelle l'exercice de son libre arbitre : il pèche, mais parce qu'il est libre de ne pas pécher, la perspective du salut reste toujours ouverte. Guzman, en dépit de son lignage abject, se trouve donc placé à la même enseigne que n'importe quel autre chrétien. Le récit picaresque devient dès lors une parabole sur l'histoire théologique de l'homme, qui, enclin au mal de par le péché originel, n'en est pas moins doué d'une liberté salvatrice : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers », lit-on dans l'Évangile. Le pícaro ne serait-il pas ce dernier dont le salut possible inverse les hiérarchies temporelles de ce monde ?
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Écrit par
- Maurice MOLHO : maître de conférences à l'U.E.R. de lettres de l'université de Limoges
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