ROMAN Roman et cinéma
Le voyage intérieur et le peu de réalité
Le cinéma appartient à l'époque où le globe terrestre ne semble plus offrir de mystères, celle des « voyages extraordinaires ». Jules Verne, dans Le Château des Carpathes, imagine un type de projection qui rencontre le cinéma. Celui-ci a été pensé par la littérature, et en particulier par la littérature romanesque du xixe siècle. Des pages de Wilde, Huysmans, Zola « préfigurent » l'invention des frères Lumière, qui ont eux-mêmes commencé par envoyer des opérateurs dans le monde entier.
Une réinvention du romanesque
Les écrivains du début du xxe siècle sont fascinés par le tout jeune art. Il s'agit aussi bien de romanciers que de poètes. Aux États-Unis, Vachel Lindsay ; lors de séjours en Allemagne, Hofmannsthal, Kafka ; en France, Breton et Aragon, Desnos et Soupault hantent les salles obscures, ils rédigent des comptes rendus, des projets de films, ils s'abandonnent à une drogue qui les exalte. Antonin Artaud écrit : « Cette sorte de puissance virtuelle des images va chercher dans le fond de l'esprit des possibilités à ce jour inutilisées. » Par la suite, les poètes déchanteront. Mais des romanciers sauront faire de cette expérience un matériau qu'ils intégreront à leurs ouvrages. Un livre, Le Spectateur nocturne, rassemble ainsi des textes issus de romans ou de journaux intimes qui ont à voir avec cette dangereuse expérience telle qu'elle fut vécue jusqu'à la fin des années 1930. Parmi les auteurs de ces pages, le gotha de la littérature romanesque mondiale de Stig Dagerman à Gottfried Benn, de Francis Scott Fitzgerald à Kawabata Yasunari. « Au retour de leurs voyages dans les salles obscures, ces spectateurs [...] expriment bien souvent l'essentiel : leurs propres fictions du cinéma... » (Jérôme Prieur).
Il devient de plus en plus évident que si le cinéma est un art du xixe siècle, contemporain des grandes fresques romanesques et de la mise en carte du monde, il a toujours été une matière expérimentale à travers laquelle l'homme du xxe siècle a accédé au romanesque. Il ne s'agit pas de l'aliénation pure et simple par identification aux personnages de l'écran (ou plutôt aux acteurs) décrite dans un roman, Merton of the Movies (1923), par Harry Leon Wilson, mais de cet effet, « plus étrange », signalé par Paul Valéry en 1944 : « Cette facilité critique la vie. Que valent désormais ces actions et ces émotions dont je vois les échanges, et la monotone diversité ? Je n'ai plus envie de vivre, car ce n'est plus que ressembler. Je sais l'avenir par cœur. » Stanislas Rodanski en tirera pour lui-même une manière de s'absenter littéralement du monde : « Passait-on un disque ? Je l'écoutais parfois avec la lassitude du plaisir, mais j'écoutais l'autre musique. Un film me rappelait que je jouais le jeu [...] Les jours repassaient un film projeté sur la trame de mon esprit jusqu'au bout du rouleau ; se coulait en moi sans s'épuiser du milieu de l'aventure au bout du monde le sentiment d'être doublé » (La Victoire à l'ombre des ailes).
L'expérience du temps
La projection cinématographique est également une expérience neuve de la mémoire et du temps dont rend compte l'essai de Jean Louis Schefer, L'Homme ordinaire du cinéma (1980). Cet ouvrage consigne les impressions reçues par l'auteur à la suite de la vision de divers films. Il est un journal intime dans lequel un individu observe le travail qu'effectue sur lui le cinéma. « Écrire sur le cinéma ne serait pas autre chose ici que s'enfoncer dans ces ténèbres éclairées par des points changeants, et parvenir au moment où cette nuit-là se fait en nous. » La leçon des ténèbres, l'affrontement aux disproportions extrêmes, l'expérience de la peur, le désordre des affects... L'énigme à laquelle[...]
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Écrit par
- Jean-Louis LEUTRAT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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