ROME ET EMPIRE ROMAIN Rome et la pensée grecque
Cicéron ou les difficultés de la traduction
Cicéron (106-43 av. J.-C.) est le premier a avoir pris conscience des problèmes posés par la transplantation de la philosophie grecque dans la culture romaine. Il découvre que la philosophie, si universelle qu'elle soit dans sa visée, est en quelque façon solidaire de la langue qui l'exprime. La preuve en est que le latin, langue de paysans et de soldats tournés vers l'action, est mal outillé pour traduire les abstractions auxquelles la langue grecque est spontanément portée (qu'on songe, par exemple, à la possibilité qu'a le grec, et non le latin, de substantiver un adjectif au neutre, comme lorsqu'on dit : l'un ou l'infini). Cicéron entreprend pourtant, à coup de périphrases et de néologismes, cette tâche gigantesque de transposition. La question si controversée de l'originalité de Cicéron philosophe perd dès lors une grande partie de son sens ; il peut bien avoir toujours sous les yeux un original grec (la philologie allemande a particulièrement mis en évidence les emprunts à Panétius et Posidonius), il n'en reste pas moins qu'il décide – et cela pour des siècles – du sens qu'il convient de donner chaque fois à tel ou tel concept grec. Disons qu'il est assez souvent bien inspiré : ainsi, il traduit ousia par essentia (ce qui est mieux que la métaphore substantia, qui s'imposera à partir de Quintilien), mais comment traduire l'« étant » des Grecs, si ce n'est par quod est, qui évoque un étant concret, et non ce qui constitue l'étant comme tel ? Dans le domaine moral, il traduira fort justement phronésis par prudentia, pour la distinguer de la sophia (= sapientia, sagesse), mais comment éviter que la traduction d'arétê par virtus (qui a donné notre « vertu ») ne contamine l'idée grecque d'excellence par celles, toutes romaines, de virilité et de courage ? Comment éviter que natura n'évoque d'autres harmoniques que le grec physis, ou ratio que logos ? On pourrait multiplier les exemples. Ils illustreraient à la fois le génie propre de Cicéron et la difficulté fondamentale qui fut la sienne : traduire dans une langue de bâtisseurs et d'administrateurs la spéculation désintéressée des Grecs sur la « nature » et sur l'être.
À vrai dire, Cicéron ne s'est que peu aventuré dans le domaine métaphysique, encore que ses traités purement théoriques – notamment De natura deorum (De la nature des dieux) et De Fato (Du destin) – soient loin d'être philosophiquement négligeables. Mais il est plus à l'aise dans la recollection, préparée par ses maîtres de la Nouvelle Académie, des doctrines morales de la Grèce – De finibus bonorum et malorum (Des fins) – et dans sa propre contribution, inspirée, il est vrai, de Panétius, à la morale pratique – De officiis (Des devoirs). Un éclectisme conséquent, inspiré du probabilisme de Carnéade, n'empêche pas Cicéron de mettre l'accent sur des thèmes – généralement stoïciens – qui, sans être proprement nouveaux, trouvent dans la Rome du ier siècle avant J.-C. un terrain propice à leur diffusion. Ainsi en est-il du thème de l'unité du genre humain, de la societas humani generis, fondée elle-même sur la loi naturelle, qui n'est autre que la raison commune aux hommes et aux dieux – De legibus (Des lois). Ce thème s'accordera, sans qu'on puisse établir ici de rapports certains de filiation, aux tendances universalistes du droit romain. Une élaboration proprement cicéronienne est celle de la notion d'humanitas, qui désigne le développement harmonieux, grâce à la culture, des attributs propres à l'homme, la raison et le langage (ratio et oratio).
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Écrit par
- Pierre AUBENQUE : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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CIVILISATION ROMAINE (notions de base)
- Écrit par Encyclopædia Universalis
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