ROME. PORTRAIT D'UNE VILLE, 312-1308 (R. Krautheimer)
Alors que, en France, comme dans la plupart des pays européens, l'enseignement du latin est menacé, la traduction de Rome, Profile of a City (1980), Rome. Portrait d'une ville, 312-1308 (Le Livre de poche, Paris, 1999), venait à point nommé rappeler que cette menace vise du même coup une identité culturelle plus de deux fois millénaire.
L'ouvrage de Richard Krautheimer (1897-1994) met en effet à nu la profondeur et l'extraordinaire ampleur des racines développées à Rome même, dans le sol de la romanité antique, par l'Europe chrétienne, durant le millénaire qui s'étend du règne de Constantin (312-337) à la déposition de Boniface VIII en 1303 et à l'installation en 1308 de la papauté en Avignon.
« Portrait » indique le parti, pris par l'auteur, historien de l'architecture, de donner à voir cette tranche d'histoire à travers l'évolution de la forme urbaine et du site de Rome, ainsi qu'à travers la succession de ses édifices païens et chrétiens et de leur décor : projet servi par la richesse d'une iconographie qui utilise avec un même bonheur photographies et documents graphiques de toutes les époques.
Mais pour l'auteur, l'histoire topographique et architecturale de Rome n'est pas une fin en soi. Elle est l'instrument qui lui permet de faire comprendre comment l'héritage culturel de la Rome antique a pu être assimilé par la Rome chrétienne et médiévale, c'est-à-dire par ses habitants, ses pèlerins, ses missionnaires et tous ceux, Goths, Byzantins, Langobards, Saxons ou Francs qui tentèrent de la conquérir. Car, pas plus que Paul Frankl, Erwin Panofsky ou Aloïs Riegl avant eux, Krautheimer ne conçoit une histoire des formes plastiques indépendante de celle des formes littéraires, liturgiques, juridiques, politiques... qui modèlent les visions du monde. Il nous donne ainsi une synthèse sans doute unique d'un millénaire romain aussi complexe et touffu que crucial pour le destin de l'Occident.
La valeur heuristique conférée par Krautheimer aux caractères visuels et plastiques de la Ville éternelle est redoublée par la découverte d'une particularité propre au patrimoine bâti de Rome : tout au long de sa christianisation entre sacs et massacres, déclin et décrépitude, l'héritage mental et formel de la République et de l'Empire est demeuré vivant. Il était toujours porté par un imaginaire qui, transcendant les réalités historiques, perpétuait l'idée de la grandeur de Rome « centre du monde » et dont les représentations symboliques ne cessèrent jamais d'être confortées et nourries, consciemment et inconsciemment, par les vestiges matériels de la ville antique.
La description de ce processus, qui associe mémoire et oubli dans la longue durée des traces, pourrait être lue comme une glose magnifique de Malaise dans la civilisation. Mais elle s'ouvre plus tard que l'ouvrage de Freud, par l'évocation de la figure séminale de Constantin : l'empereur qui conféra leur identité visuelle aux lieux du culte chrétien sous une forme romaine, celle de la basilique. L'étape suivante est franchie, après le sac de Rome, par les papes, contraints à la suite de Grégoire le Grand (440-461) de relayer les empereurs dans leurs fonctions édilitaires. Ils seront ainsi les dépositaires de deux traditions, l'antique et la chrétienne, dont Rome devient le double symbole. La fusion s'achève à la fin du xiiie siècle, au fil d'une série de renaissances antiquisantes, qui illustrent la pertinence du concept de renascence élaboré par Panofsky dans Renaissances and Renaissance, paru en français sous le titre impropre de La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art d'Occident (Flammarion, Paris, 1976).
Impossible de citer ici les apports multiples et inattendus du « portrait » brossé par[...]
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Écrit par
- Françoise CHOAY : professeur à l'université de Paris-VIII
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