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BULTMANN RUDOLF (1884-1976)

Bultmann philosophe

La réponse de Bultmann à ses critiques permet de mieux entrevoir l'aspect proprement philosophique de sa pensée. Le refus de la démythologisation a pour cause, selon lui, une conception erronée de la connaissance : on tient qu'il n'y a de connaissance qu'objective (naturelle ou surnaturelle, peu importe). Bultmann admet naturellement que l'objectivité est indispensable. C'est si vrai que toute son exégèse scientifique est fondée sur la conviction que l'historien peut acquérir une exacte connaissance du passé. Mais ce type de savoir a ses limites. Il y a des réalités inobjectivables. L'amitié et l'amour en sont un exemple aussi simple que fondamental. Ni l'histoire, ni la biologie, ni la psychologie, ni la sociologie, bref aucune science ne peut rendre compte de l'amitié et de l'amour comme tels. L'univers des personnes et des relations interpersonnelles suppose une philosophie de l'ek-sistence, telle que Heidegger notamment l'a élaborée.

C'est en effet Heidegger qui, au jugement de Bultmann, a le mieux dévoilé la structure existentiale de l'être humain, ce qui ne veut pas dire qu'il dépend de lui. On a beaucoup écrit en France sur Bultmann et, si l'on a bien vu son originalité d'historien et de théologien, on a totalement méconnu – à quelques très rares exceptions près – sa nouveauté de philosophe : il est entendu qu'il n'a fait que suivre Heidegger. Or c'est là une énorme méprise. Heidegger et Bultmann ont été collègues et amis. Mais, avant même de connaître Heidegger, Bultmann avait dévoilé, seul, l'ontologie spécifique du Nouveau Testament et du christianisme en général, de Luther notamment. Il n'est que de lire ses premiers écrits pour en être convaincu. Quant à Heidegger, il avait puisé aux mêmes sources (et pas seulement chez les présocratiques !) : le Nouveau Testament, notamment Paul et Jean, puis Augustin et surtout Luther, qu'il connaissait à fond. Quoi d'étonnant si les deux penseurs se sont rencontrés et se sont fait part de leurs découvertes mutuelles ? L'auteur de cet article a entretenu une longue correspondance avec Bultmann et a eu entre les mains une partie de celle qui fut échangée entre Heidegger et lui : on y voit clairement qu'il y a eu interférence et rencontre entre les deux hommes, mais certainement pas de dépendance unilatérale du premier par rapport au second ni du second par rapport au premier.

Le je et le tu sont par définition inobjectivables. A fortiori en est-il ainsi de Dieu et de sa révélation. Certes Jésus est un personnage historique qui, comme tel, tombe sous le coup de ce que nous appelons aujourd'hui les sciences de l'homme. Mais, en tant qu'il est le parler et l'agir de Dieu pour le salut de l'humanité, il échappe radicalement au savoir scientifique. Or la mythologie n'est autre chose que la connaissance scientifique de l'humanité primitive. Elle traduit à sa manière – qui est naïve – cela même que dit à sa manière – qui est hautement élaborée – la science moderne, à savoir la mainmise de l'homme. Et le miracle visible est l'expression par excellence de la connaissance naïvement objectivante de l'humanité antique. Il n'y a donc pas à s'étonner que les premiers chrétiens aient eux-mêmes glissé sur cette pente : comment auraient-ils pu briser entièrement la Weltanschauung de leur époque ? La merveille est plutôt qu'ils n'y aient pas davantage cédé. Il faut continuer leur effort en poursuivant la démythologisation commencée : c'est la seule façon d'être fidèle à leur intention la plus profonde : l'intention eschatologique.

— André MALET

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