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RUINES, esthétique

L'attitude psychologique d'où naît le goût des ruines se révèle assez tard dans le monde occidental, alors qu'elle existait depuis longtemps chez les Orientaux. On ne saurait en trouver une meilleure analyse que dans In-ei raisun (Éloge de l'ombre) du romancier japonais contemporain Tanizaki (cf. l'article de Jacqueline Pigeot dans la revue Critique, février 1971). La civilisation occidentale et la civilisation japonaise, dit Tanizaki, sont placées sous des signes contraires : la première, sous le signe de la lumière ; la seconde, sous le signe de l'ombre. Les Occidentaux aiment tout ce qui brille, les cristaux étincelants, les édifices à l'état de conservation parfaite (le ravalement des façades de Paris, auxquelles on a ôté ainsi la patine du temps, en est un exemple). Lorsque les Japonais importaient l'argenterie occidentale, ils ne la polissaient pas, car ils l'aimaient ternie. Tanizaki emploie à ce propos le mot sabi, l'un des mots clés du vocabulaire esthétique japonais. Ce mot, dont le sens premier est la dégradation des choses sous l'action du temps, la « rouille », désigne, au sens figuré (le seul d'usage courant), une atmosphère calme, mélancolique et subtile, où l'on sent que le temps a fait son œuvre sur les choses (mousse sur les pierres, oxydation des métaux), et où l'homme goûte à la fois la beauté des choses et la tristesse de leur altération, ces deux sentiments se renforçant l'un l'autre et se fondant l'un en l'autre. Tanizaki est très explicite à ce sujet : « Toujours est-il que dans la beauté raffinée où nous nous complaisons, il entre indéniablement des éléments sales, antihygiéniques. Les Orientaux mettent leur soin à conserver la crasse » ; ils aiment sur les objets « le reflet de la macule des doigts ». Le mot chinois shouze (trace des doigts) comme le mot japonais nare désignent cette patine que laisse au long des années la main de l'homme en touchant, en caressant doucement un objet qu'elle imprime naturellement de graisse, autrement dit « macule des doigts » : c'est sous le signe de la pénombre que vivait le Japon d'autrefois. Tanizaki voit dans le cabinet d'aisances le lieu le plus réussi de la maison traditionnelle, le plus propre où goûter les chants d'oiseaux, le bruit de la pluie ou la clarté de la lune. « Nos ancêtres, qui poétisaient tout, avaient fait du lieu qui aurait dû être le moins propre de la maison un lieu paradoxalement raffiné, lié aux fleurs, aux oiseaux, au vent et à la lune » (c'est-à-dire aux quatre beautés de la nature selon la tradition sino-japonaise).

En Occident ce n'est qu'avec Flaubert et Baudelaire que de tels sentiments trouvent leur expression ; qu'on se rappelle en particulier la « grande synthèse » telle que Flaubert la définit (Correspondance, vol. II, p. 16) à propos de l'odeur nauséabonde des punaises qui se mêlait au parfum de la peau ruisselante de santal de la courtisane arabe Ruchiouk-Hânem. Un élément de dégradation entre aussi dans les pratiques érotiques des Orientaux, qui serait décidément morbide si l'on ne tenait pas compte de ce que Diderot écrit dans le Supplément au voyage de M. de Bougainville (1772) sur « l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas ».

Le sentiment des ruines en Occident avant le XVIIe siècle

Properce se lamenta sur les ruines de Veii et sur la défunte grandeur de cette ville, Venantius Fortunatus, au vie siècle, et l'auteur anglo-saxon anonyme de la Ville en ruine chantèrent aussi dans leurs vers la ruine de villes, et Pétrarque fut le premier des Italiens à traiter le thème des ruines de Rome que Du Bellay devait reprendre au xvie siècle. Le caractère patriotique de l'évocation de Pétrarque[...]

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Écrit par

  • : ancien professeur à l'université de Rome

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<it>Paysage fantastique avec cascade et pont</it>, P. Bril - crédits :  Bridgeman Images

Paysage fantastique avec cascade et pont, P. Bril

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