RUMEUR
Rumeurs et histoire sociale de l'opinion
À ce titre, la rumeur est sans doute le plus vieux média du monde (Jean-Noël Kapferer, 1987), sinon le plus spontané pour faire connaître une nouvelle (Michel Balard et al., 1994). Mais la persistance des rumeurs dans les « sociétés de communication » démontre qu'on ne peut réduire le phénomène à une technique de transmission, le bouche-à-oreille. Pour ceux qui l'entendent et la répètent, une rumeur possède la valeur d'une révélation, c'est-à-dire d'une nouvelle inédite censée dévoiler une vérité jusque-là cachée. De la rumeur d'Orléans en 1969 (des jeunes filles enlevées dans les cabines d'essayage de boutiquiers juifs) à celle du Pentagone (aucun avion détourné par des terroristes n'aurait frappé le secrétariat américain à la Défense), les récits de rumeurs sont toujours construits sur le franchissement d'une ligne du secret, réelle ou fantasmée. Pour produire cet effet de dévoilement, les récits de rumeurs empruntent et combinent principalement quatre types narratifs classiques : la faute, la trahison, le complot et le mal dissimulé. Le principe de dévoilement confère aux rumeurs une valeur particulière d'information qui conditionne toute leur économie sociale, et notamment les formes spécifiques de leur énonciation en public : recours aux registres de la confidence, référence à une source indiscutable (l'ami d'un ami ou le nombre anonyme), marques de la clandestinité (usage du conditionnel).
Plus qu'un média rudimentaire et populaire, le phénomène des rumeurs correspond donc à la trajectoire d'une révélation non vérifiée dans la société et aux changements d'attitude qu'elle provoque. Les rumeurs de pénurie, les lynchages populaires et les paniques boursières en figurent la forme paroxystique et rappellent que les récits de rumeurs s'imprègnent des éléments culturels et des préoccupations des univers sociaux qu'ils traversent. C'est cette propriété des rumeurs qu'explore le courant dit des « rumeurs et légendes urbaines » (Renard, 1999), de loin le plus prolixe sur le phénomène depuis les années 1980, en inventoriant les légendes du folklore populaire contemporain (les alligators dans les égouts de New York, les touristes enlevés par des trafiquants d'organes, etc.). Pour autant, il ne s'agit pas de voir dans les rumeurs la résurgence d'une quelconque « pensée primitive » (Élisabeth Rémy, 1999), mais bien plutôt, comme le font les précieuses monographies historiques sur le sujet (Alain Corbin, 1990 ; Jean-Claude Caron, 2003), la résonance d'une opinion commune qui trouve dans un événement, avéré ou fictif, l'occasion de s'exprimer.
La compréhension des raisons sociologiques de la rumeur passe en effet par l'analyse du sentiment d'entre-soi qu'elle procure à ceux qui, par elle, partagent la divulgation d'une vérité cachée, la stigmatisation d'univers sociaux lointains ou rivaux et, souvent, la défiance à l'égard des informations « officielles ». Le contenu et la trajectoire sociale d'une rumeur éclairent toujours les univers sociaux où elle naît et s'épanouit, en dessinant en creux leurs représentations sur les frontières du secret (celles du pouvoir et des médias, notamment) et les figures de l'altérité. Dans les rues du Paris des Lumières, dans les campagnes françaises du xixe siècle comme aujourd'hui sur Internet, les rumeurs sont des fragments libres de l'opinion que scrutent attentivement sociologues, services de renseignement et experts en conjoncture.
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Écrit par
- Philippe ALDRIN : docteur en science politique, maître de conférences à l'université Robert-Schuman, Strasbourg
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