RUSSIE (Arts et culture) Le théâtre
Le postcommunisme : expériences et incertitudes
Le théâtre de la perestroïka
Pour la culture d'un pays qui lève son rideau de fer, la perestroïka signifie d'abord le retour aux œuvres que l'étau idéologique maintenait confinées dans l'illégalité et la clandestinité. La liberté d'expression progressivement rétablie permet de monter la dramaturgie des années 1920 et 1930, les pièces d'Erdman, de Boulgakov, de Babel, demeurées censurées malgré la réhabilitation de leurs auteurs. En 1989, la pièce d'Erdman, Le Suicidé, est quatre fois à l'affiche à Leningrad, deux fois à Moscou. On monte aussi les textes de Platonov, d'Olecha, Zamiatine, Zochtchenko, Kharms, rarement portés au théâtre auparavant. On s'empare des Démons de Dostoïevski, et le metteur en scène Kama Ginkas présente en 1989 Notes d'un souterrain, dont il avait envisagé l'adaptation depuis 1964... Le phénomène de retour concerne même des spectacles interdits. Ainsi, Lioubimov, à qui on va restituer la nationalité dont il avait été déchu, rentre en U.R.S.S. et donne en 1988 au théâtre de la Taganka la première de Boris Godounov de Pouchkine, interdit en 1982, et en 1989, celle du Vivant (Dans la vie de Fedor Kouzkine) de V. Mojaev, interdit en 1968.
Les metteurs en scène se tournent aussi vers les auteurs de la « nouvelle vague » des années 1970 : Alexandre Galine (Retro), Nina Sadour, Victor Slavkine, Lioudmila Petrouchevskaïa (Leçons de musique, Cinzano). Durant les années de stagnation, leurs pièces n'étaient jouées que dans les marges (obotchina) du réseau institutionnel par des théâtres amateurs ou étudiants, parfois sur les petites scènes inaugurées dans certains grands théâtres à la fin des années 1970. Loin de s'intéresser à des héros positifs, ces textes traitent du quotidien sordide de leur époque. Enfin éditée et interprétée dans des circuits accessibles au grand public, cette dramaturgie souvent très noire aura une durée de vie courte sur les scènes russes. On monte enfin les auteurs occidentaux longtemps disqualifiés en tant que représentants de l'idéologie bourgeoise, tels que Ionesco, Pinter, Beckett, Mrozek, Camus.
Le théâtre de la perestroïka est politique, « publiciste » comme on dit en russe, car s'il est retour sur l'histoire du théâtre, il est aussi interrogation et révélation sur l'Histoire. Au Lenkom, en 1989, M. Zakharov met en scène Plus loin plus loin... de M. Chatrov, dont le contenu politique était, l'année précédente encore, controversé. Au Sovremmenik, G. Voltchek fait dans Itinéraire abrupt de N. Guinsbourg, une chronique de l'époque du culte de la personnalité dédiée aux victimes de la répression stalinienne.
Sous la poussée des nombreux jeunes gens formés dans les écoles de théâtre, de multiples théâtricules voient le jour, tandis que les metteurs en scène de la génération des années 1970 atteignent leur maturité. Lev Dodine dirige le théâtre Maly de Leningrad depuis 1983. Il met en scène notamment Étoiles dans le ciel du matin d'A. Galine, en 1987, et Gaudeamus, d'après un roman de Kaledine, en 1990. Anatoli Vassiliev se voit enfin attribuer en 1987 un théâtre qu'il dénomme de façon programmatique « École d'art dramatique ». La tâche est désignée, il faut repartir à zéro, retrouver les racines, interroger un héritage lointain, dispersé en fragments brisés, éparpillés au long du siècle. Il faut éduquer, former, transmettre : pour Vassiliev, le metteur en scène est alors un « pont » reliant entre elles des époques tronçonnées.
Le rétablissement de la liberté de circulation permet enfin l'organisation de grandes tournées à l'étranger qui font connaître entre autres Frères et sœurs de F. Abramov – spectacle-fleuve monté par Dodine de 1979 à 1985, et vu[...]
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Écrit par
- Béatrice PICON-VALLIN : directeur de recherche au C.N.R.S., directeur du Laboratoire de recherche sur les arts du spectacle
- Nicole ZAND
: journaliste au
Monde
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