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RUZANTE (1502 env.-1542)

Étrange fortune que celle de Ruzante ! Acteur-auteur écrivant en padouan rustique, il est recherché et célèbre dans tous les États de Venise et jusqu'à Ferrare, en cette aube du xvie siècle italien où la vie théâtrale est à la fois la plus florissante et, par suite de la division politique, la plus fragmentée. Grâce au livre, Ruzante survit quelques années et fait les délices de l'Arioste et de Galilée, puis il tombe dans un oubli quasi total qui va durer près de trois siècles, et ce à cause des difficultés insurmontables que présente la lecture de son dialecte pour les Italiens eux-mêmes. On se borne à l'évoquer, pour son moindre titre de gloire, comme le père de la commedia dell'arte dont pourtant presque tout le sépare, puisque cette dernière, avec la multiplication des masques, des langages, des jeux de mots, la virtuosité technique, la splendeur de la fête baroque et du décor, l'improvisation, perd ce qui constitue l'originalité de l'œuvre de Ruzante : le caractère de réflexion d'une société sur elle-même. Objet intermittent de curiosité au xviiie siècle en Italie, en France Apollinaire lui consacra quelques pages aussi vagues qu'inexactes, et Maurice Sand, un peu mieux documenté, des bribes de traduction.

Depuis quelques décennies, Ruzante suscite des études ferventes ; il doit ce regain d'intérêt à la direction récente des études sur la dramaturgie, à la découverte de la nature éminemment sociale du théâtre considéré non plus sous son aspect strictement littéraire, mais inséré dans une histoire plus vaste du spectacle et de ses techniques propres. Or le voici resurgi, plus actuel que jamais, étendant son rayonnement bien au-delà des étroites frontières de la Vénétie, à l'Italie et à l'Europe entière.

Intendant et usurier

Ruzante, de son vrai nom Angelo Beolco, est né sans doute à Pernumia, petit village des environs de Padoue. Ce pseudonyme de Ruzante, fort répandu encore de nos jours dans la région, et dont le héros du même nom propose dans l'Anconitania une facétieuse et fantaisiste étymologie, lui a peut-être été inspiré par un laboureur qu'il aura observé enfant dans son pays natal. Fils naturel de gentilhomme, frotté de culture scolastique, à vingt ans il est déjà directeur de troupe. Dès lors, il partage sa vie entre son activité d'auteur et d'acteur à succès, fêté par les grands de Padoue, de Venise et de Ferrare (où jouait aussi l'Arioste qu'il a connu), et l'administration des biens non seulement de ses frères, mais de son bienfaiteur et ami intime, Alvaro Cornaro, mécène et gros propriétaire terrien dans la maison duquel il mourut à peine âgé de quarante ans. Celui-ci le chargeait souvent d'aller encaisser les redevances des paysans. Certains biographes l'ont dépeint dans la gêne, voire dans la misère. L'hypothèse paraît peu vraisemblable. Plus fondée est la rumeur selon laquelle cet homme, doux, aimable et de bonne compagnie, ce peintre de la condition rurale qui nous a laissé un document unique sur cette brève période de l'éveil du paysan, sur sa soumission, son évasion dans les rêves et ses efforts de survie qui constituaient une manière de révolte, était un usurier.

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Écrit par

  • : ingénieur de recherche en littérature générale et comparée à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, traductrice

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