S21, LA MACHINE DE MORT KHMÈRE ROUGE (Rithy Panh)
En avril 1975, les Khmers rouges déportent Rithy Panh et sa famille vers la campagne, comme tous les habitants de Phnom Penh, vidée en quelques jours de sa population. Il verra mourir les siens de faim et d'épuisement avant de pouvoir gagner la France, où il fera ses études à l'I.D.H.E.C. Comme il l'a souvent répété, sans le génocide, il ne serait pas devenu cinéaste.
C'est l'ancien centre de détention S 21, situé dans un lycée de Phnom Penh où, de 1976 à 1979, 14 000 personnes ont été détenues, torturées et exécutées, qui donne son cadre et son titre au onzième film de Rithy Panh. Résultat de trois ans d'enquête et de confrontation entre les anciens bourreaux de la prison et deux de leurs victimes, Vann Nath et Chhum Mey, le projet de S 21 (2002) est bien antérieur. Déjà, Le Cambodge entre guerre et paix (1992) s'ouvrait sur les images du centre de détention. En 1996, Bophana, une tragédie cambodgienne, enquêtait sur une jeune détenue de S 21. C'est lors du tournage qu'eut lieu, par hasard, une rencontre entre Vann Nath et l'un de ses anciens tortionnaires, confrontation qui constitue le projet même de S 21.
Rithy Panh ne prétend pas ici faire œuvre d'historien car, écrit-il dans La Machine khmère rouge (2003), « Je ne pense pas pouvoir parler du génocide autrement qu'à la première personne. » La dimension personnelle du film – lutter contre le silence pour échapper à la hantise – est toutefois indissociable du projet de recomposition d'une mémoire collective en lambeaux. En effet, l'ensemble de la société cambodgienne souffre d'abord du déni d'un génocide que ne mentionnent ni les accords de paix de 1991 ni les manuels d'histoire : trente ans après, aucun procès n'a encore eu lieu pour juger les responsables khmers rouges. Le film de Rithy Panh ne prétend pas pour autant instituer un tribunal par défaut, ni offrir aux bourreaux l'espace du pardon, mais seulement instaurer la scène d'une écoute. Certes, comme l'écrit le cinéaste, « la démarche de mémoire des tortionnaires et des victimes ne peut pas être située au même niveau » (La Machine khmère rouge). Reste, – et c'est là tout le propos et le défi de S 21 – qu'il ne peut y avoir de recomposition durable d'un lien social que si les bourreaux eux-mêmes recouvrent non seulement la mémoire mais la compassion que la machine khmère rouge leur a retirée, faisant d'eux des moins qu'humains au même titre que leurs victimes. C'est, en effet, en rendant les bourreaux « impassibles » que la machine d'extermination a pu fonctionner. Il ne s'agit donc pas de recomposer une « mémoire commune » – les passés des uns et des autres ne se confondent pas – mais l'espace d'un présent commun, où puissent dialoguer paroles et silences et se faire entendre la voix étouffée des morts.
Anciens détenus et gardiens sont donc réunis non seulement dans un même lieu, mais encore à égale distance de la caméra, dans un cadre qui les relie les uns aux autres, dans un même mouvement d'appareil, puisque le film opte pour le plan-séquence. Surtout, la présence des morts ne relève pas ici de leur seule absence « adressée » au spectateur, mais des traces archivées de leur existence – photographies des détenus torturés puis assassinés, confessions extorquées, circulaires du pouvoir – où pourra s'originer la parole proprement inouïe des anciens tortionnaires. À l'opposé de son prologue, où la juxtaposition des images d'archives fragmentaires atteste du hiatus entre passé et présent, le corps même du film fait des archives de S 21 le point de départ d'un « voir » et d'un « dire » nouveaux. En ce sens, le « documentaire » de Rithy Panh est très éloigné de la logique « représentative » – où l'événement[...]
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Écrit par
- Sylvie ROLLET : professeur agrégé de lettres modernes, maître de conférences (études cinématographiques) à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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