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SACRIFICE

De l'ethnologie à la psychanalyse

De cette analyse du sacrifice à travers les interprétations qu'en donnent les sacrifiants une première conclusion se dégage : c'est que ces interprétations varient selon les types de sociétés et que l'on pourrait parler à juste titre des cadres sociaux du sacrifice. Là où dominent les structures de communication, le sacrifice est conçu sur le modèle de l'échange (dons et contre-dons, prestations et contre-prestations). Là où dominent les structures de subordination, comme dans les féodalités ou les royautés primitives, le sacrifice tend à prendre la forme d'un acte de soumission au Maître des choses ; les prières qui accompagnent alors les oblations montrent que l'on veut fléchir la volonté divine, ce sont des paroles de flatterie, parfois de chantage : « Si vous ne mettez pas notre défunt avec sa famille, dit un texte égyptien, nous vous retirerons de l'autel les plus beaux morceaux de viande. » Lorsque la distance entre le souverain et les sujets s'accentuera, le sacrifice tendra à la récupération d'un dieu qui s'éloigne ; il sera un moyen de communion mystique. On peut suivre, depuis l'Ancien Testament, avec ses sacrifices d'alliance, d'expiation, jusqu'aux Pères de l'Église, l'évolution de ces formes de sacrifice : Dieu n'a pas besoin de ce que nous lui donnons, dit saint Irénée, puisque tout lui appartient, sauf une chose, notre liberté ; ce que nous devons lui offrir, c'est essentiellement notre vie.

Mais ces motivations sont des motivations conscientes. N'y a-t-il pas derrière elles des motivations cachées, qui seraient plus profondes ? Freud a vu dans le meurtre du père et dans le repas cannibalique qui lui succédait la forme archétypale que tous les sacrifices ultérieurs ne faisaient que répéter. Mais les psychanalystes ont abandonné le « roman œdipien » pour chercher dans les structures de l'inconscient, partout identiques, ce qu'on demandait jadis à une histoire hypothétique de l'humanité. René Laforgue relie le sacrifice à un phénomène de compensation et en fait une réponse à un état d'angoisse profonde : il faut que l'homme se fasse pardonner d'exister pour éliminer le malheur. Dans cette perspective, Maryse Choisy parle même d'un complexe particulier, le complexe de l'anneau de Polycrate. Georges Gusdorf reconnaît bien l'existence de pareils sentiments, mais, selon lui, ils caractériseraient le névrosé, non l'homme normal. L'erreur de la psychanalyse consisterait à identifier alors « le sacrifice morbide », qui se fait toujours « dans une perspective d'échec », avec le sacrifice religieux authentique, lequel, au contraire, a une « portée libératrice ». De la même façon, Jung ne voit dans les comportements névrotiques qu'un phénomène de régression, de retour vers la mère, de « ré-enfantement » ; le sacrifice consiste bien plutôt à quitter la mère pour gagner le monde, à fuir la subjectivité libidineuse pour se tourner vers l'objectif ; peut-être pourrait-on parler dès lors non plus, avec Freud, de l'assassinat du père, comme archétype du sacrifice, mais du meurtre de la mère, devenue monstre en captant et arrêtant toute l'énergie de l'homme. Le héros ne devient héros qu'en tuant le monstre. Cette définition du sacrifice rejoint la conception chrétienne qui, dépassant le rite pour aboutir à la morale, ne reconnaît d'autre sacrifice que celui qui est sacrifice de soi, renoncement et altruisme. On peut ajouter cependant que ce sacrifice de soi ne serait que le sacrifice de ce qu'il y a de « maternel », de féminin, de régressif dans l'être humain.

— Roger BASTIDE

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Paris-I

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Monument aux bourgeois de Calais, A. Rodin

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