SAGESSE
« Sagesse » s'entend en plusieurs sens. Est-elle vertu, savoir, prudence, génie visionnaire, don de l'esprit, puissance prophétique, science politique ? « Moïse alla s'instruire dans la sagesse des Égyptiens » signifie seulement que ce grand législateur était devenu un savant. Les Grecs ont qualifié la sagesse de vertu, afin de la distinguer de la connaissance. Mais comment définir la vertu ? « Prendre les choses comme elles sont et les employer comme les circonstances le permettent, c'est la sagesse pratique de la vie », écrira Jacques de Lacretelle. Que l'on suive la pente d'une étroite gérance de la vie quotidienne, et la sagesse se réduira à la docilité envers les lois du monde. Un pédagogue se vantera d'instruire un enfant « d'une sagesse admirable ». On a écrit : « Dans les arts, la sagesse est nécessaire. » C'est condamner les Muses à une froide médiocrité. Le saint s'écrie : « Sagesse incréée, sagesse éternelle. » Toute la tradition religieuse distingue la « sagesse du siècle » ou la « sagesse de la chair » de celle de la divinité. Que penser de la sagesse du ciel ? On sait que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse ». Faut-il donc comprendre que le néophyte entrera dans la foi par la porte d'une frayeur salutaire et qu'il se « tiendra sage », comme les enfants, sous la menace d'un châtiment ? Est-il sage ou est-il fou de réprimer l'insurrection permanente de la raison qui, à ses risques et périls, a rendu prométhéenne la culture européenne ? Comment en décider, si la hiérarchie des valeurs du penseur en quête de la vérité « objective » est folie aux yeux d'un sage qui se voudrait seulement utile à la société et si, à l'inverse, la hiérarchie des valeurs du sage qui se veut seulement « utile » est folie aux yeux du penseur ?
Peut-être est-il sage de tenter de se faire un spectacle de la querelle sur la nature de la sagesse. Elle distingue les visionnaires des gestionnaires depuis qu'il existe des cités.
Sagesse et philosophie de la personne
Le façonnement le plus répandu d'une sorte de sagesse seulement gestionnaire et strictement utilitaire s'est longtemps armé d'une pédagogie publique vigoureusement fondée sur un corps de doctrine intangible et sévère, lui-même né de l'alliance multiséculaire que la théologie chrétienne avait conclue avec les rigueurs logiciennes de la morale stoïcienne. Le produit culturel engendré par ce type d'apprentissage universel reposait sur un présupposé fort simple : l'argumentation invoquée ex cathedra était censée fournir aux individus une motivation nécessaire et suffisante à l'acquisition de la vertu. La sagesse des peuples n'était que le fruit naturel de leur connaissance rationnelle du « bien », que véhiculait une forme de moralité ayant « fait ses preuves ».
Cependant, dès l'aube grecque d'une philosophie de l'individu articulée avec une réflexion sur la nature même de la pensée, Socrate s'était donné pour tâche essentielle de contester radicalement tout mode d'acquisition automatique et traditionnel de la sagesse dans les écoles : cette vertu, disait-il, ne pouvait faire l'objet d'un enseignement facile, qui serait dispensé à tous les citoyens par une science assurée de ses méthodes ou de ses recettes. Dans le Ménon, les propagateurs grassement rémunérés de la sophia reviendront cousus d'or de Larissa, petite ville située au nord de l'Attique et réputée pour la lourdeur d'esprit de ses habitants ; mais que les Protagoras et les Prodicos aillent donc exercer leurs talents de sophistes à Lacédémone, et ils verront qu'il n'est pas aisé d'en revenir les poches pleines ! De même, dans le Théétète, Socrate renverra aux professionnels[...]
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Écrit par
- Manuel de DIÉGUEZ : écrivain et philosophe
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