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SAINT-JOHN PERSE (1887-1975)

Article modifié le

« L'ultime messagère »

Une lettre à Archibald Mac Leish dit bien la vision de l'auteur : « Mon œuvre, de recréation, a toujours évolué hors du lieu et du temps : aussi attentive et mémorable qu'elle soit pour moi dans ses incarnations, elle entend échapper à toute référence historique aussi bien que géographique ; aussi vécue qu'elle soit pour moi contre l'abstraction, elle entend échapper à toute incidence personnelle. » De plus en plus transparaît la présence des éléments : l'air, la terre, la mer, le feu. Au-delà de tout système, cette intuition est recherche de l'expérience « indifférenciée » des présocratiques. Vents est la charnière entre la thématisation du Nouveau Monde et la présence des éléments du monde. Au centre se perçoit, s'entend, se concentre et se rue le souffle. Au tourbillon américain vers l'ouest se superpose progressivement, s'incorpore, comme en étant la substance, la respiration abyssale de la vie. Les gratte-ciel, les aigles sur les toits et les filles aux longues jambes y dansent, y vibrent, y tournent, dans le Tao, le point « immobile » qui accélère par son immobilité même la giration de l'univers. Venu du chaos, allant vers le chaos et l'indéterminé, l'air, le souffle, les vents prennent forme, se gonflent, forment les civilisations, et les détruisent. « Eâ, dieu de l'abîme, ton bâillement n'est pas plus vaste. »

Le poème Amers (1957) est d'abord une célébration de l'Océan et de ses balises. C'est ensuite l'épopée de l'aventure humaine, qui osa, un jour, traverser ces étendues que la Bible associe à l'image du chaos. C'est aussi, au creux de la vague millénaire, la jointure fragile et indestructible de l'homme et de la femme. Elle se livre, nue, abîme dans un abîme, hasard dans un hasard, car, au matin, l'amant se lèvera de la couche nuptiale et partira pour les négoces, pour le grand commerce des hommes. En même temps, métamorphosant l'aventure marine, amoureuse, affleure l'élément liquide, « l'Océan », « l'Okeanos » d'Homère, et la surface des eaux sur laquelle planait l'Esprit. Comment ne pas penser ici à l'ode de Claudel, L'Esprit et l'Eau ?

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Saint-John Perse retrouve les premiers penseurs grecs, à la fois philosophes, théologues et poètes. Il découvre aussi, en Heidegger, surtout le « second », celui des Holzwege et de l'exégèse de Hölderlin, ce « divin », ce « theion », insaisissable mais omniprésent, dont l'homme est le « berger » – Wacht am Sein. Alexis Léger regrette l'absence de dimension métaphysique dans la poésie moderne. Il n'entend point, par là, une systématisation poétique, du genre du De natura rerum, mais une présence de ce « renouement », de cette presque identité avec le tissu secret de l'univers.

Dans les dernières années, le poète travaillait des chants sur la terre (Chanté par celle qui fut là, 1968 ; Chant pour un équinoxe, 1971), sujet mêlé au thème de la femme, selon, du reste, une tradition presque aussi vieille que le monde. Alexis Leger voulait couronner son œuvre par le thème du feu. Une maquette, en bronze, d'une sorte de victoire de Samothrace, vêtue de feu – une œuvre d'un artiste hongrois –, était pour Saint-John Perse « l'ultime messagère ». Comment ne pas rappeler les incidences religieuses du thème, et sa présence dans le monde des symboles bibliques ?

On considère à présent les premiers penseurs grecs comme valant par eux-mêmes, et pas seulement en ce qu'ils annonçaient Socrate et Platon. Nietzsche a dit la nécessité de retrouver cette immédiateté première, de la vie qui danse, dans le « maintenant », le now qu'aime la jeune génération des États-Unis. La culture occidentale est un retour à « l'élémental ». Par exemple, dans la musique on redécouvre le son, comme substance sonore, miracle permanent, « au sortir du silence » – de l'abîme du silence disaient certains gnostiques. Ce retour aux quatre éléments rejoint, d'une part, les intuitions de Mircea Eliade et, d'autre part, les problèmes de l'environnement, de l'écologie. Enfin, plus profondément que la « célébration », que la « contre-culture », l'œuvre d'Alexis Léger, en sa phase présente, n'est pas sans rapport avec la « somatic culture », forme de conscience, où le « toucher » par exemple serait le sens le plus « spirituel ». L'actualité de Saint-John Perse n'est pas poursuite du dernier « train », derrière lequel s'exténuent tant de « clercs » ; elle est dans un éternel concret, qui demeurera, tant qu'il y aura des hommes. Claudel a dit que cette œuvre « taisait religieusement le nom de Dieu ». On entrevoit pourquoi, de ces mots, c'est l'adverbe « religieusement » qui retint l'attention de l'ami de Claudel que fut toujours Alexis Léger. Saint-John Perse vivant parmi les oiseaux, les arbres, les sextants et les « instructions nautiques », aux côtés de sa compagne, attentive, est un ami de l'homme, et de l'univers. Mais cette amitié si fragile, si profonde, il ne l'a jamais dite qu'à mi-voix, comme un écho, un filigrane dans la pâte de la terre des hommes : « Grand âge, nous voici – et nos pas d'hommes vers l'issue. C'est assez d'engranger, il est temps d'éventer et d'honorer notre aire, Grand âge, nous voici. Prenez mesure du cœur d'homme. » Et encore dans le fragment publié dans la Nouvelle Revue française, du 1er janvier 1969 : « Écoute, écoute, ô mon amour, le bruit que fait un grand amour au reflux de la vie. »

— Charles MOELLER

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Louvain, sous-secrétaire de la Congrégation de la foi, Rome

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Média

Saint-John Perse - crédits : Keystone-France/ Gamma-Keystone/ Getty Images

Saint-John Perse

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  • ANABASE, Saint-John Perse - Fiche de lecture

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