SAINTETÉ
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L'islām
Les trois traditions
La notion de sainteté en islām peut être considérée selon une triple perspective : le sunnisme, le shī‘isme et le ṣūfisme. Pour la pensée sunnite – largement majoritaire –, seule est habituellement admise l'« intercession » (shafā‘a) du Prophète pour son peuple. Cela n'infirme point le respect dû aux « grands hommes de l'islām », entendons ceux dont la piété, la fidélité à la loi religieuse et la crainte révérencielle de Dieu sont exemplaires. Ils sont les modèles et les guides. Ce sont les « pieux anciens », auxquels se joignent au cours des âges quelques figures de docteurs, de réformateurs ou de chefs religieux. Ils agissent constamment « en présence de Dieu », définition habituelle de la vertu d'iḥsān, dans une totale pureté et sincérité de cœur (ikhlāṣ). Les autres vertus célébrées en eux sont l'abandon à Dieu, l'humilité, le support patient des épreuves.
De son côté, l'islām shī‘ite vénère la sainteté des imām, chefs et guides de la Communauté, doués, par investissement divin, non seulement d'infaillibilité mais d'impeccabilité (‘iṣma). Tout imām légitime, du fait même qu'il devient imām, reçoit ce don d'impeccabilité et, par là, le pouvoir d'accomplir des actes miraculeux.
Seules les traditions sūfī (« mystiques ») font directement appel à une notion de sainteté définie comme un état spirituel d'union à Dieu, qui va jusqu'à l'« identification » (ittiḥād), et auquel le mystique se prépare par ascèse et renoncement. La recherche et l'amour de Dieu jalonnent la voie.
Selon les ṣūfīs et quelques ḥanbalites, il existe toujours des saints sur la terre, et ce sont eux qui portent et vivifient le monde. Ils peuvent être reconnus par certains croyants ou être ignorés de tous. Cette théorie, très ancienne, fut élaborée par Tirmidhī au iiie siècle de l'hégire. À chaque époque se trouve, au sommet, le « pôle » (qutb ou ghawth) unique, suivi des trois « seigneurs », des quatre « piliers », des sept « doués de piété », des quarante « intercesseurs » (abdāl, « saints apotropéens », traduit Louis Massignon), des trois cents « meilleurs parmi les hommes ». D'autres hiérarchies, sensiblement différentes, seront proposées au gré des confréries ou des régions.
Les traditions ṣūfīes ne furent pas sans influencer l'ensemble des croyants. Bien plus, le succès des confréries religieuses (ṭuruq, singulier ṭarīqa), à partir surtout du xive-xve siècle, popularisa un véritable culte rendu aux grands fondateurs, et à leurs disciples les plus marquants. Les pèlerinages se multiplièrent à leurs tombeaux ou aux tombes commémoratives élevées en leur honneur. Ce sont « les saints de l'islām », dont l'un des plus notables est ‘Abd al-Qādir al- Jīlānī, ṣūfī ḥanbalite du xiie siècle, « patron de la ville de Bagdad » (Massignon), fondateur de la plus ancienne des confréries, celle des Qādariyya, vénéré à travers tout le monde musulman. Des « prières de demande » (du'ā') sont adressées aux saints, dont on attend guérisons et miracles. Ce culte fut parfois justifié par des théologiens ou juristes, mais le plus souvent blâmé par les « réformateurs ». Il n'est point coranique en effet, et les salafiyya contemporains, qui réclament le retour à la pure « religion des anciens », le condamnèrent sans ambages.
Deux termes arabes sont volontiers traduits par « saint » : ṣiddīq et walī. Ṣiddīq désigne le « juste » (cf. le tsadiq hébreu), l'homme parfait devant Dieu autant qu'un homme peut l'être. Abū Bakr, le premier calife, est appelé al-ṣiddīq ; et le qualificatif pourra être appliqué, selon des degrés, à tout « grand homme de l'islām ». C'est de préférence par al-ṣiddiqūn que les « philosophes hellénistiques » (tel Avicenne) désignent les saints. Walī (pl. awliyā') signifie « rapproché de Dieu », ami de Dieu. C'est ce second terme et le substantif walāya qui évoqueraient le mieux la notion de sainteté des traditions chrétiennes. Walī désigne en ṣūfisme le mystique que Dieu a appelé à son intimité (uns). Walāya appartient principalement au vocabulaire shī‘ite : le « temps de la prophétie » se prolonge dans le « temps de la walāya », celui des imām, ce qu'on peut traduire par « temps de la fidélité spirituelle » (H. Corbin). Le significat de ṣiddīq et celui de walī s'entrecroisent dans la notion musulmane la plus habituelle de « sainteté ».
La situation marginale du ṣūfisme ne permet guère de dresser une liste des « saints de l'islām » reconnus par tous. Les exemples n'en seraient pas moins abondants, et la biographie de certains grands ṣūfis, agréés ou récusés par l'enseignement officiel, est riche en témoignages de sainteté : ainsi Rābi‘a, Junayd, Hallāj, Abū Madyan, Anṣāri, ‘Abd al-Qādir al-Jīlānī, Suhrawardī, Ibn al-Fāriḍ, Ibn ‘Arabī (qui fut suivi par l'émir ‘Abd al-Qādir), Jalāl al-Dīn Rumī, Ibn ‘Atā' Allāh d'Alexandrie, ‘Abd al-Karīm al-Jīlī et bien d'autres encore. À travers eux se sont manifestées les deux grandes tendances de la mystique musulmane que Louis Massignon nomme habituellement waḥdat al-shuhūd (ou Unicité de la Présence testimoniale), qui trouve en Ḥallāj son apogée, et waḥdat al-wujūd (Unicité de l'Existence), qui prévalut à partir d'Ibn ‘Arabī.
Questions débattues
Deux questions caractéristiques furent discutées par les écoles. On se demanda, en premier lieu, s'il fallait admettre l'authenticité des « prodiges » ou « miracles » attribués aux saints (ils sont nombreux, et bien des récits légendaires vinrent s'ajouter aux données historiques). Dans les traditions musulmanes, les « miracles prophétiques » (mu‘jizāt) obéissent à des conditions précises, qui ont pour but de prouver la mission de l'envoyé de Dieu. C'est par le terme karāmāt (mot venu sans doute du grec χαρ́ισματα) que furent désignés les « prodiges des saints », faveurs gratuitement accordées par la Miséricorde divine. La toute première école théologique, celle des mu‘tazilites (iie-iiie s. de l'hégire), en nie la réalité et les explique volontiers par des sortilèges et des supercheries. L'enseignement sunnite le plus courant (école ash‘arite) admet au contraire leur existence, mais souligne que les conditions requises par les « miracles prophétiques » ne leur sont point applicables, et que ces « faveurs » n'ont jamais pour but d'authentifier une mission. Les shī‘ites imāmites, eux, récusent les « prodiges des saints » pour en réserver le pouvoir aux seuls imām. Les philosophes hellénistiques (falāsifa) enfin tendent à donner une explication rationnelle des « miracles prophétiques » comme des « prodiges des saints » et à minimiser les distinctions habituellement établies.
La seconde question relève de l'histoire du ṣūfisme. Le Coran(xxxiii, 40) appelle Muḥammad « le sceau des prophètes ». Tirmidhī fait une distinction : si Muḥammad est bien le sceau des prophètes, c'est Jésus – le Jésus coranique – qui serait le sceau des saints (khatm al-awliyā'). La plupart des auteurs cependant, ainsi Ghazālī, font du Prophète de l'islām le double sceau à la fois de la prophétie et de la sainteté. Mais une note spéciale de sainteté reste reconnue à « Jésus fils de Marie », dont le genre de vie se présente comme un modèle pour les amis de Dieu.
Notons, pour terminer, qu'à l'époque contemporaine le renouveau de la pensée musulmane sera peut-être plus attentif au ṣiddīq, au « juste » selon Dieu, qu'au walī, en raison sans doute des connotations de culte populaire et souvent superstitieux que draine ce second terme. Les deux notions restent cependant valables pour désigner l'état de perfection auquel la Miséricorde divine peut conduire le croyant fidèle (mu'min).
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Écrit par
- André BAREAU : professeur au Collège de France, chaire d'étude du bouddhisme
- Yves CONGAR : professeur à l'Institut catholique de Paris
- Louis GARDET
: ancien professeur au collège philosophique et théologique de Toulouse, co-directeur de la collection Études musulmanes, collaborateur de l'
Encyclopédie l'Islam - Françoise MALLISON : membre de l'École française d'Extrême-Orient
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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