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SALAFISME

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On peut définir le salafisme comme une forme islamique de fondamentalisme religieux, dans la mesure où ses adeptes prônent l’application par les musulmans, qu’ils vivent ou non dans des pays à majorité musulmane, de ce qu’ils perçoivent comme les « fondements » de l’islam. Le terme renvoie aux « pieux ancêtres » (al-salaf al-ṣāli), proposés aux croyants comme des modèles à imiter : le Prophète, bien évidemment, mais aussi ses Compagnons et les quatre califes « bien guidés » qui lui succédèrent (les quatre premiers successeurs du Prophète à la tête de la communauté musulmane). Le salafisme représente un éventail de mouvements plus large que le seul islamisme politique, qu’il englobe. En effet, tandis que l’islamisme politique se donne pour objectif d’agir afin de prendre le pouvoir et de fonder un État « islamique », que ce soit ou non par des moyens légaux, certains salafistes dédaignent au contraire l’arène politique et concentrent leurs efforts sur le prosélytisme et l’action éducative.

L’obsession du retour à un passé mythique, celui des origines fondatrices, n’est pas caractéristique du seul islam. Dans tous les mouvements de réforme religieuse qui entendent lutter contre les « déviances » du temps présent au nom de l’application de principes religieux pensés comme invariables, elle alimente et cautionne une forme de contestation de l’ordre établi (social, politique, moral et culturel). Comme l’écrit le penseur Marcel Gauchet dans Le Désenchantement du monde : « La séparation temporelle du fondement, celle qui résulte de son assignation à un passé primordial » constitue l’un des principes de la religion. Au cœur du monothéisme se trouve en effet l’idée que le message divin est à l’origine d’une Loi, et que ces principes fondateurs sont à la fois « irrémédiablement révolus », ce qui nourrit une quête nostalgique des origines, et « à jamais destinés à se perpétuer », c’est-à-dire à être reproduits en tout lieu et en tout temps par les fidèles.

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Le respect pour ce modèle transcendant et intemporel peut être conçu par le fidèle comme une exégèse permanente, qui vise à réajuster son interprétation et son application à la lumière des mutations historiques qui modifient en profondeur les sociétés. Il s’agit alors d’une approche herméneutique qui reconnaît dans la religion un principe d’évolution créatrice. Le fondamentalisme se distingue en revanche par une volonté de subversion du présent – assimilé à une forme déviante de modernité –, et de restauration des principes originels de la religion, puisés dans un passé mythique : en somme, une « révolution conservatrice ». Ses acteurs n’investissent pas forcément le terrain politique de manière visible, et ils peuvent parfaitement rejeter toute action violente ou terroriste. Il faut donc éviter tout amalgame entre les salafismes révolutionnaires, adeptes de l’action violente, et les salafismes pacifiques, qui vont de la prédication dévote au réformisme moral et politique. Le salafisme que Samir Amghar qualifie de « quiétiste », parce qu’il déclare accepter les gouvernements en place, ou de « piétiste », parce qu’il se concentre sur les seules questions religieuses, se montre « socialement conservateur et politiquement mou » car il fonde son espoir de renouveau sur la seule éducation de l’individu. Toutefois, en s’inscrivant dans une « perspective de séparation et de repli par rapport à des normes occidentales considérées comme extérieures, inconciliables avec la vision salafiste de l’être musulman », il milite pour la fondation d’un nouvel ordre social, un objectif dont la portée politique ne peut guère être niée.

Les traditions salafistes sont donc particulièrement diverses. Parmi les facteurs qui leur sont communs, on s’attachera tout d’abord à décrypter les usages salafistes du passé, marqués par une « quête de l’islam primitif » (S. Amghar) et par une volonté d’épuration des pratiques religieuses. On examinera ensuite les conditions historiques de l’émergence des salafismes contemporains, en identifiant leurs courants fondateurs, leurs figures de proue et leur évolution.

La « quête de l’islam primitif »

Une croyance commune soude les salafismes : la possibilité de conjurer la désunion du monde musulman, son effacement face au monde occidental, et l’influence délétère que celui-ci exercerait sur les croyants, par le rétablissement des principes fondateurs de l’islam. Ceux-ci sont en effet censés garantir l’unité et l’homogénéité de la communauté musulmane (umma), et assurer ainsi le rayonnement de la civilisation islamique dans le monde. Comme la théorie du « choc des civilisations », exposée pour la première fois en 1993 par Samuel Huntington, ce raisonnement repose sur l’opposition binaire entre deux blocs (l’islam et l’Occident) que l’on suppose homogènes, antagonistes, et figés dans une essence immuable définie avant tout par des critères religieux. Le retour à l’exemple des « pieux ancêtres » purifiera ainsi l’islam de toute contamination par la pensée du dehors et permettra idéalement de retrouver la gloire du passé, celle du temps idéalisé des califes, où l’islam était la religion d’un empire hégémonique qui s’étendait des Pyrénées à l’Indus. Renverser l’ordre établi, ses gouvernements impies, ses mœurs dépravées et son mépris des principes de la religion pour restaurer le modèle paradigmatique de l’ummaoriginelle : ces mots d’ordre, sous-jacents dans le salafisme contemporain, ont été mis en avant par bien d’autres mouvements de réforme politico-religieuse aux époques médiévale et moderne.

L’imitation du Prophète constitue l’un des piliers de l’éthique fondamentaliste. Certes, le Coran est jugé premier par les théoriciens, mais il ne peut constituer la principale source d’inspiration pour définir une éthique religieuse. En effet, le texte sacré ne livre que peu de renseignements précis sur Muḥammad (Mahomet), dont la figure s’efface au profit de la parole divine. C’est donc à partir du corpus plus tardif de la biographie (sīra) et des paroles (adīths) du Prophète, constitué entre le viiie et le ixe siècle, que la dévotion muhammadienne s’est construite. La sīra, rassemblée au début de l’époque abbasside par le petit-fils d’un esclave des Quraysh, Ibn Isḥāq (mort vers 767), puis profondément remodelée en Égypte par Ibn Hishām (mort vers 834), expose une biographie cohérente et édifiante du Prophète, à portée hagiographique. Quant aux hadiths, ils constituent un matériau abondant dans lequel les salafistes radicaux vont puiser leur définition souvent sommaire, mais fortement médiatisée, de la sharia, la « voie » indiquée par Dieu. Les savants du monde musulman, y compris des théoriciens comme l’égyptien Muḥammad ‘Abduh (1849-1905), dont se réclament les salafistes, ont débattu dès l’époque médiévale de la portée et de la fiabilité de ce corpus, certains intellectuels arabes libéraux, comme Abdelmajid Charfi, allant jusqu’à écarter sa validité juridico-religieuse au motif qu’il serait plus représentatif de la mentalité abbasside que du message du Prophète. Le salafisme le plus conservateur écarte au contraire cette vision critique, constitutive selon ses idéologues du scepticisme athée importé d’Occident, et réclame l’application à la lettre des règles contenues dans cette source de la Loi. C’est ainsi que les prédicateurs vont y puiser des arguments d’autorité pour justifier l’adoption de normes vestimentaires et corporelles comme le voile féminin ou le port de la barbe, ou l’application de châtiments corporels parfois mortels (flagellation, amputation, lapidation) pour l’adultère, le brigandage ou la consommation de vin, pour ne citer que les aspects les plus ostentatoires et les plus médiatiques de cette prétendue « justice islamique ». L’iconoclasme radical – la destruction des bouddhas de Bāmiyān (Afghanistan) par les Talibans, en 2001, en est l’exemple le plus frappant –, entrelace ainsi la condamnation coranique du culte des idoles et de la représentation de Dieu, avec des hadiths plus explicitement hostiles à l’image.

Manifestants salafistes en Jordanie - crédits : Jamal Nasrallah/ EPA

Manifestants salafistes en Jordanie

La référence au Prophète justifie donc la prétention à n’appliquer, en matière de loi, que des normes « islamiques » immuables, laissant de côté l’effort d’interprétation et de réactualisation (ijtihād) qui animait encore la science juridique classique. Elle alimente aussi les thèmes structuraux du salafisme. Les mouvements salafistes se donnent ainsi pour objectif de lutter, par la prédication ou la violence, contre le paganisme des temps modernes, suivant ainsi l’exemple du Prophète qui avait aboli la jāhilīya, l’« ignorance » du Dieu unique (ou paganisme préislamique). Dans ce combat, la séparation d’avec les siens, et l’exil qui s’ensuit, peut constituer une nécessité : c’est ainsi que la matrice symbolique de l’hégire (hijra, départ de Muḥammad de La Mecque pour Médine) constitue encore l’une des sources d’inspiration des mouvements dissidents. Le vocabulaire pour qualifier l’adversaire est souvent puisé dans le Coran. Les « hypocrites » (munāfiqūn) sont les musulmans qui soutiennent le système en place. Quant aux « infidèles » (kuffār), ils sont non seulement voués à l’enfer, mais la peine de mort peut théoriquement leur être infligée s’ils ne se repentent pas. L’accusation d’infidélité (takfīr) constitue donc un enjeu très sensible, dont le philosophe et théologien Al-Ghazālī soulignait déjà la gravité au xiie siècle. Or, elle constitue une arme idéologique très répandue parmi les sectes salafistes extrémistes, qui étendent parfois leur anathème à l’ensemble des musulmans non ralliés à leur cause, ainsi qu’aux populations non musulmanes, vivant ou non en terre d’islam. Ce fut d’ailleurs sous l’appellation al-takfīrwal-hijra(« excommunication et hégire ») que les premiers groupes radicaux se détachèrent de la confrérie des Frères musulmans, jugée trop modérée, dans l’Égypte des années 1970. Autre notion fondamentale, celle de djihad est devenue si commune dans la nébuleuse salafiste que le qualificatif de « djihadistes » en est venu à symboliser les groupes les plus violents. Le djihad, « effort dans la voie de Dieu » ou « combat sacré » selon l’expression d’Alfred Morabia, n’a pourtant pas nécessairement un sens belliqueux et, dans le discours des salafistes quiétistes, il peut simplement se référer à la lutte engagée pour ramener la société dans le « chemin de Dieu ».

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La référence au temps glorieux des califes « bien guidés », parmi lesquels se détache surtout la figure d’Omar ibn al-Khattāb, l’artisan des premières conquêtes de l’islam, revient également comme un leitmotiv dans le discours salafiste, pour évoquer l’époque bénie où l’umma était encore unie, forte et conquérante. À ce mythe de l’unité perdue s’opposent la discorde, la désunion politique et religieuse, appelées en arabe fitna. Le thème, aux accents tiers-mondistes, du complot ourdi contre l’islam par Israël, les États-Unis et l’Occident, vient se greffer aux accusations contre les gouvernements impies qui dominent les pays musulmans. Cette conjuration serait responsable, selon les salafistes, de la fitna qui affaiblit l’islam. Plus spécifiquement dirigée contre l’Occident, la convocation de l’épisode des croisades sert à évoquer l’agression séculaire dont les chrétiens se seraient rendus coupables contre l’islam, rendant légitime l’adoption de tous les moyens de « défense » possible. C’est dans l’œuvre du syrien Ibn Taymiyya (mort en 1328) que le salafisme trouve les meilleurs ingrédients pour nourrir sa rhétorique de l’exclusion et du djihad contre les « infidèles » qui menacent l’islam. Témoin d’un temps où le Proche-Orient, à peine libéré de l’emprise des États latins, subissait le choc des invasions mongoles, ce penseur voyait en effet dans la lutte contre toutes les formes d’hérésie et de désunion qui affectaient l’islam la condition d’une réaction possible face au déclin, réaction placée sous le signe du hanbalisme, l’école juridique sunnite la plus conservatrice. Parmi ses fatwas, celles qui autorisaient la guerre contre les musulmans déviants, en particulier les chiites, ou qui s’en prenaient aux chrétiens, ont fait l’objet d’une récupération constante de la part des fondamentalistes musulmans.

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Écrit par

  • : maître de conférences en histoire des mondes musulmans médiévaux à l'université de Lyon-II-Louis-Lumière

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Médias

Manifestants salafistes en Jordanie - crédits : Jamal Nasrallah/ EPA

Manifestants salafistes en Jordanie

Destruction du tombeau du prophète Jonas à Mossoul par l’État islamique - crédits : STR/ EPA

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