SALARIAT
Le monde du salariat tend à se transformer. Ce n'est évidemment pas nouveau : quoi de commun entre le salariat du xixe siècle, marqué par la précarité, la pauvreté et des luttes sans merci pour faire reconnaître la légitimité de l'organisation ouvrière, et celui de la seconde moitié du xxe siècle, caractérisé par un partage négocié – même s'il est conflictuel – des « fruits de la croissance » et une quasi-généralisation du statut salarial ? Mais, depuis le début des années 1980, une nouvelle évolution se dessine, sous la pression d'un chômage en forte progression : le salariat se fracture en sous-ensembles dont l'évolution diverge. Les uns versent peu à peu dans l' exclusion : ce sont les moins qualifiés, les plus âgés, les plus fragiles ; ils quittent le salariat pour des formes plus ou moins complexes de prise en charge sociale. D'autres constituent le volant de main-d'œuvre d'une société à la croissance redevenue faible et irrégulière. D'autres encore – les plus nombreux, heureusement – s'insèrent de façon durable dans le système productif. Mais, selon les entreprises, les groupes sociaux et les qualités personnelles, leur avenir salarial s'inscrit dans un éventail de plus en plus largement ouvert, allant de la stagnation au déroulement continu d'une carrière. Ainsi, le salariat perd de son homogénéité. Il ne s'agit pas pour autant d'un retour au xixe siècle, qui était marqué par la constitution de vastes groupes sociaux antagonistes, la « société de masse », selon l'expression de Peter Laslett, ou la « société de classes », selon celle de Marx. Au clivage fondateur entre dirigeants et salariés – qui subsiste toujours, même s'il s'atténue parfois – s'ajoute un clivage de plus en plus prégnant entre des groupes sociaux aux destinées bien différentes : les uns en ascension, les autres en déclin. Bref, les évolutions auxquelles on assiste sont marquées plus par une émergence croissante de corporatismes que par des conflits de classes. C'est ce fractionnement du salariat qui explique sans doute la fin de la « régulation » qui prévalait dans les années 1950-1975. Voilà qui pose un redoutable problème à nos sociétés : comment, dans ces conditions, maintenir le minimum de solidarité entre les actifs d'une part, entre les actifs et les inactifs d'autre part, sans lequel une société tend à se déliter, faute de ciment suffisant ? Une société solidaire est-elle encore imaginable dans l'univers d'un salariat éclaté ?
De la société familiale aux débuts de l'industrialisation
Nous vivons dans une société salariale : en France, comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis, près de neuf dixièmes des emplois sont salariés. Le phénomène est récent, mais pas autant qu'on pourrait le penser : au milieu du xixe siècle, le salariat était déjà majoritaire en France, puisqu'on comptait alors environ neuf millions de salariés sur un peu moins de dix-sept millions d'emplois. Travailler pour le compte d'autrui, plutôt que pour le sien propre, a été le lot d'une partie non négligeable de la population dès le xve siècle, c'est-à-dire dès que les liens féodaux ont été suffisamment relâchés pour permettre l'apparition d'hommes pouvant disposer librement de leur force de travail.
Sans doute, cette « liberté » était-elle plus juridique qu'économique, plus formelle que réelle : lorsqu'on ne dispose, pour subsister, que de la force de ses bras, la liberté de choix est bornée par la nécessité d'assurer la subsistance du lendemain. Et le terme de « prolétaire » – dont on sait l'usage qu'en fera Marx –, qui désignait initialement ceux dont la seule richesse était leur descendance (proles, en latin),[...]
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Écrit par
- Denis CLERC
: conseiller de la rédaction du journal
Alternatives économiques
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