SALARIAT
La « grande transformation »
Du sweating system (« système de la sueur »), comme l'appela Marx, on a retenu l'exploitation dont il était porteur. Et il est vrai qu'elle était considérable : la relation était trop inégale, entre la survie des uns et les surprofits de l'autre. Cependant, cette intrusion des premières formes d'industrialisation s'est accomplie sans bouleverser la société familiale traditionnelle : elle l'a consolidée plus qu'elle ne l'a désagrégée. Tous ces salariés à domicile – les uns travaillant chez eux, les autres logeant chez leur employeur – « n'avaient pas, comme la classe ouvrière dans le monde industriel contemporain, un horizon de travail en commun », écrit Peter Laslett. Mais le ver était dans le fruit : pour contrôler cette main-d'œuvre dispersée, comme le soutient Stephen Marglin, pour réduire les « coûts de transaction », comme l'estime Oliver Williamson, ou pour bénéficier des avantages techniques de la division et de l'organisation du travail, comme l'analyse Adam Smith avec l'exemple célèbre de la manufacture d'épingles, la main-d'œuvre ouvrière allait désormais être rassemblée dans un même lieu, l'usine. Au salariat traditionnel, encastré dans des réseaux familiaux, avec un mode et un niveau de rémunération fixés par la coutume – voire par le juge de paix, comme c'était le cas en Angleterre – succédait le salariat moderne : un lieu de travail distinct de celui de la famille, des relations dictées par l'« eau glaciale du calcul égoïste », selon l'expression de Marx dans Le Manifeste du Parti communiste, la transformation du travail en une marchandise et du salaire en un prix. Ne pleurons pas trop ce « monde que nous avons perdu », dur pour les pauvres et les sans-grade, condamnés à un labeur incessant pour une vie précaire. Mais il nous faut prendre conscience que, sous l'apparence d'une continuité de statut ou de relation juridique, la révolution industrielle marque une coupure, un changement de nature : dans la société rurale, le salariat était immergé dans un monde de relations personnelles, voire familiales, qui lui donnaient sens ; dans la société industrielle, les liens personnels ne comptent plus, seul subsiste un échange matériel – travail contre argent. La relation salariale devient le mode dominant de mobilisation et de rémunération de la force de travail.
Cet appauvrissement de la relation salariale – certains diront peut-être apurement, ou même simplification – n'a pas été sans poser de problèmes. Coupés de leurs racines rurales, donc privés de ces liens relationnels qui servaient aussi d'amortisseurs sociaux, les prolétaires plongent massivement dans une misère sans précédent. Dans son Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, présenté à l'Académie des sciences morales et politiques en 1839, le docteur Villermé écrit : « Tandis que la moitié des enfans nés dans la classe des fabricans, négocians et directeurs d'usines, atteindrait sa vingt neuvième année, la moitié des enfans de tisserands et de simples travailleurs des filatures aurait cessé d'exister, on ose à peine le croire, avant l'âge de deux ans accomplis. Il faut attribuer une aussi épouvantable destruction à la misère des parens, surtout des mères qui ne peuvent donner chaque jour le sein à leurs nourrissons que pendant le trop petit nombre d'heures qu'elles passent chez elles. » Plus que le salaire, Villermé met en cause la longueur de la journée de travail (quinze heures et demie dans certaines manufactures, alors que les journées des forçats, nous dit-il, ne sont que de dix heures) et, surtout, celle des enfants : « douze à quatorze heures par jour dans les ateliers, sans comprendre une heure et demie ou deux heures pour les repas », dès l'âge de huit ans. Le[...]
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Écrit par
- Denis CLERC
: conseiller de la rédaction du journal
Alternatives économiques
Classification
Médias
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