SALOMÉ et TROIS JOURS CHEZ MA MÈRE (F. Weyergans)
Dès la parution du Pitre (1973), son premier roman publié, et qui lui valut aussitôt une reconnaissance littéraire due en partie à un portrait iconoclaste de Jacques Lacan, François Weyergans, en mêlant habilement bouffonnerie, truculence et confidences, avait su faire de l'aveu porté aux limites de l'extravagance un style à part entière. Après plusieurs années de silence, Trois Jours chez ma mère (Grasset, Paris, prix Goncourt 2005) joue à son tour de ce registre drolatique et funambulesque. Il est accompagné de la publication de Salomé (Léo Scheer, Paris, 2005), un inédit de jeunesse qu'un de ses seuls lecteurs, Pierre Klossowski, jugeait « vertigineux », et qui apparaît comme une véritable matrice du Pitre. La belle-fille d'Hérode sert ici de prête-nom à toutes les rencontres féminines du narrateur. C'est elle qui fait du récité un perpetuum mobile où la déambulation érotique sert de contrepoint au vagabondage intellectuel et au nomadisme de l'écrivain. On peut y voir la représentation d'une génération écartelée entre la fascination du mode de vie post-soixante-huitard – ce « nouveau désordre amoureux » que décrivirent en leur temps Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut – et l'impossibilité de se glisser dans le modèle de vertu légué par le père. D'où la dérive dandyste d'une vie qui emprunte à la musique (Richard Strauss, Wagner), au voyage, au cinéma (où s'est illustré Weyergans), et qui s'exprime déjà dans une sorte de bricolage charmeur. Là est un autre trait du style de Weyergans : la difficulté de faire la part de l'affabulation, du rêve éveillé, et de la réalité, tant l'écheveau savamment composé de fils empruntés à différentes périodes de sa vie est impossible à démêler.
Dans Trois Jours chez ma mère l'autobiographie épouse, selon les caprices d'une imagination en miettes, les arabesques fantaisistes, les jongleries et les coquetteries d'un faiseur de mots, mais en lui ajoutant une bonne dose d'ironie : « Les écrivains dans mes romans sont de plus en plus déprimés, aux prises avec l'argent, le sexe, leur famille et les concepts opératoires qu'ils opposent aux vérités prétendument éternelles. »
Roman ou journal d'une création ? La frustration éprouvée par François Weyergans dans l'espoir que lèvera enfin la pâte de la création semble rattacher son livre à l'expérience du work in progress. Mais ici, à l'inverse du travail joycien, l'aisance apparente du conteur sert à dissimuler le malaise de l'auteur. Le roman en devient tout entier un préambule destiné à différer le passage à l'acte d'écrire, c'est-à-dire le moment ou le sujet annoncé du livre, la visite rendue à la mère, pourra enfin avoir lieu. À l'instar du travail analytique, la remémoration se révèle la ruse d'un écrivain qui tourne autour de sa propre vie, sans en atteindre le centre. François Weyergans témoigne d'une extraordinaire virtuosité dans l'art de la digression : les difficultés qu'il rencontre avec son banquier succèdent à ses lectures d'enfance ; ses souvenirs à l'âge de dix ans l'amènent à évoquer la faune et la flore de l'Amazonie, avant de revenir au Général Dourakine. Cette variation continue apparaît alors soit comme une construction narrative presque musicale, soit comme le renoncement, de la part de l'écrivain, à tenir à distance ses démons. Là est sans doute la différence majeure avec son livre précédent, Franz et François (1997), où Weyergans apurait ses comptes avec une figure paternelle écrasante (l'écrivain catholique Franz Weyergans), dont le rigorisme sourcilleux devait peser durablement sur le jeune romancier. Dans ce récit d'une relation père-fils, une veine pleine de nostalgie et de tendresse donnait[...]
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Écrit par
- Alain CLERVAL : docteur en droit, critique littéraire
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Média