SĀṂKHYA
La tradition philosophique hindoue se présente sous la forme de « systèmes » achevés, chacun se suffisant à lui-même, au moins en théorie. Ce sont autant de « points de vue » (darśanas) sur la doctrine de base qui se veut immuable : foi en la révélation védique, affirmation de la toute-puissance du principe spirituel dans l'homme et dans l'univers, pérennité du monde dans la succession des cycles cosmiques, etc. Les plus connus de ces darśanas sont le Vedānta et le Yoga, mais ce dernier ne se comprendrait pas si l'on négligeait le Sāṁkhya auquel il est d'usage de le relier : dès l'époque de la Bhagavad Gītā, quelques siècles avant notre ère, le Sāṁkhya apparaissait comme la théorie soutenant la pratique du Yoga.
Il s'agit d'un système dualiste opposant la nature (prakṛti) à l'esprit (puruṣa). La première est tenue pour un principe féminin, une déesse, dont l'union avec le principe mâle, le dieu-esprit, assure l'existence du monde (au sens de totalité des phénomènes). Dès que cette union est réalisée, Prakṛiti déploie l'infinie complexité des manifestations de sa puissance créatrice : le texte de base de ce darśana dit qu'elle « danse », cependant que le Puruṣa l'observe, impassible. On reconnaît là les thèmes majeurs du tantrisme, tels notamment qu'ils s'expriment dans le Yoga, où l'éveil et la montée de la Kuṇḍalinī (puissance féminine résidant à l'intime de chaque être) ainsi que son union avec l'ātmanpuruṣa déterminent le salut de l'adepte.
À partir de cette thèse fondamentale, le Sāṁkhya décrit le processus créateur en faisant un décompte minutieux (sāṁkhya, en effet, signifie « décompte » en sanskrit) de tous les éléments constitutifs de l'univers (les vingt-cinq tattvas) et en expliquant comment ils se combinent entre eux. L'équilibre du monde est assuré lorsque les divers tattvas s'ajoutent convenablement, compte tenu des trois « qualités » (gunas) de la nature : la conformité à l'être (sattva), le pouvoir d'expansion (rajas), la pesanteur matérielle (tamas). Chacune de ces qualités est nécessaire, mais les rapports de forces entre elles sont fragiles ; il s'ensuit, inéluctablement, un dérèglement cosmique qui entraîne la destruction de cet univers et son remplacement par un autre, selon la loi des cycles cosmiques.
Il en est de même de chaque être qui, lui aussi, naît, vit et meurt pour renaître indéfiniment. Le salut réside dans la connaissance vraie (relevant du sattva) : prendre conscience du système de la nature, c'est réaliser la présence du Puruṣa en soi, se dégager des liens de l'existence, faire retour à l'Être. La grâce d'un dieu n'est pas nécessaire pour gagner la délivrance (mokṣa) ; aussi dit-on parfois que le Sāṁkhya est « athée ». En fait, il est possible de diviniser la nature ou l'esprit, ce que font, par exemple, les tantriques ou les tenants de la bhakti (en se fondant sur l'enseignement de kṛṣṇa (Krishna) dans la Bhagavad Gītā).
Le texte de base du Sāṁkhya est constitué par une série de strophes (sāmkhyakārikā) attribuées à un certain Īśvara-Kṛṣṇa (peut-être des premiers siècles de l'ère chrétienne) qui prétend commenter un sūtra perdu. Les Kārikās ont été à leur tour expliquées par Gaudapāda (ive s. ?), puis par Vāchaspati Miśra (ixe s.), Bhoja (xie s.), Vijn̄āna Bhikshu (xvie s.). Les plus anciennes Upaniṣadṣ connaissent également les principales catégories du Sāṁkhya, dont l'influence est prépondérante dans toute la littérature épique (et notamment dans la Bhagavad Gītā) et dans les Purạ̄na.
Il faut mentionner enfin que tous les textes concernant le Yoga se réfèrent au Sāṁkhya et que le tantrisme (qui domine de larges[...]
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Écrit par
- Jean VARENNE : docteur ès lettres, professeur à l'université de Lyon-III
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