BECKETT SAMUEL (1906-1989)
L'éternel va-et-vient
Tous les personnages des romans et des premières pièces de Beckett sont des errants. Quand ils ne vont pas par les chemins, c'est dans leur tête qu'ils vagabondent, tels Malone ou Hamm de Fin de partie (1957). Cette errance, dont les protagonistes, très courbés, voire effondrés et réduits à la reptation, semblent, selon une expression de l'auteur, « mourir de l'avant », nous fait penser à quelque odyssée parodique dont le héros serait un Ulysse moderne à la façon de Joyce ou de Pound : l'« homme moyen sensuel ». « Nées retraitées », à l'instar de Murphy, les créatures beckettiennes s'échinent en apparence à amorcer leur retour vers le monde. En fait, ce retour n'est qu'un trompe-l'œil qu'elles effectuent en marche arrière ou en faisant du surplace. Ainsi elles se retrouvent toujours plus en retrait du monde, laissées pour compte dans les marges ou les no man's land, échouées. Là, sur le sable d'une existence végétativo-méditative, elles peuvent se livrer à leur non-activité de prédilection : cette « supination » qui, les ravalant à l'état de « vieux fœtus », donne libre cours à leur lente et méthodique agonie.
La pure sensualité – entendons ce qu'il reste de très vieilles pulsions pratiquement exténuées, ces « histoires de gamelle et de vase » – l'emporte invariablement sur tout projet, serait-ce même, chez Malone et Hamm, le projet de se raconter et d'écrire. Aspiration – littérale bien souvent ( Oh les beaux jours, 1963) – à ou par le nirvana d'un individu qui retourne au ventre liquide de la mère ou au magma originel. Jusque dans cet état inerte de la matière dont il aurait voulu ne sortir jamais. Et si, comme au stéthoscope ou grâce à une sonde, nous captons ce qu'il subsiste de vie autonome dans l'être beckettien blotti en son terrier, le bruit et le mouvement quasi animaux, la pulsation que nous percevons alors sont ceux d'un permanent va-et-vient. Va-et-vient d'une berceuse qui jamais ne s'interrompt – de Murphy au dramaticule précisément intitulé Berceuse (1982) –, mouvement pendulaire diversement décliné – berceuse, aller et retour en marchant, piétinements, reptations et autres « vagabondages immobiles » – mais où toujours le corps du personnage, quasi réduit à l'état de poids mort, fait balancier entre le moi et le monde. Un moi en éclats qui ne parvient plus à se rassembler ; un monde désertifié qui s'évanouit dans son propre brouillard. Le va-et-vient beckettien, ou la portion congrue – la nôtre, aujourd'hui – de l'éternel retour.
Compulsif à l'extrême, le personnage beckettien est le siège de toutes sortes de va-et-vient et d'un autoérotisme qui ne font qu'exalter, selon un processus étudié par Freud, l'attente de la fin et le commerce solitaire – mi-désespéré, mi-réjoui – avec la mort. Il faudrait cependant se garder de voir dans le solipsisme des personnages autre chose qu'un génial faux-semblant. Car la « noria » beckettienne (« L'humanité [...] est un puits à deux seaux. Pendant que l'un descend pour être rempli, l'autre monte pour être vidé », Murphy) délimite l'espace d'une réelle communication où l'autre ne cesse jamais d'avoir sa place, ne serait-ce qu'entre soi et soi-même. D'une certaine manière, l'œuvre de Beckett, tous registres de création confondus, est un formidable « précis de communication » à hauteur de notre époque et, surtout, à la mesure d'un être moderne « s'éprouvant », selon Blanchot dans La Communauté inavouable, « comme extériorité toujours préalable, ou comme existence de part en part éclatée, ne se composant que comme se décomposant constamment, violemment et silencieusement[...]
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Écrit par
- Jean-Pierre SARRAZAC : professeur des Universités à l'université de Paris-III
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